Les années n'ont en rien entamé mon amour pour "Hybrid Theory", l'un des tous premiers disques qui ont constitué ma porte d'entrée dans le Metal. Je me revois au collège, avec ma saloperie de lecteur CD portatif qui dépassait de mes poches trop petites, les oreilles constamment pleines du son de cet album légendaire. La gueule boutonneuse, je ne faisais même pas attention à la petite Clémence, l'intello de la classe plutôt mignonne mais blanche comme un cul. J'avais autre chose à foutre que de penser avec mon zgeg, LINKIN PARK constituait une échappatoire à tout, même à la puberté.

Avec le recul, je suis heureux que cet album ait été mon introduction au monde du Metal. Résolument moderne, audacieux et hyper bien produit, il m'a permis de ne pas m'enfermer dans une vision trop élitiste de la scène, d'aimer à la fois les tentatives les plus expérimentales et les refrains les plus Pop. L'adolescence étant un long moment de flottement intellectuel, je ne réalisais pas la profondeur des textes de ce premier album. L'âge adulte me permet désormais de comprendre leur aspect mélancolique et, disons-le, dépressif. Les thèmes personnels déployés par Chester sont sombres et hardis, que ce soit l'addiction à la drogue et l'alcool, l'isolement ou encore le divorce de ses parents. Sa mort résonne ainsi avec davantage de force en écoutant ses confessions sur "Crawling".

Rien n'a donc entamé mon amour pour cet album culte. Il faut dire que LINKIN PARK assumait une identité claire et se moquait bien des puristes. Ici le riff n'est pas roi, et on se dit que les guitaristes doivent se faire bien chier. Pourtant, le secret de "Hybrid Theory" réside bien dans ses mélodies, et en particulier son chanteur, ou plutôt ses chanteurs, Shinoda assurant un Hip-Hop extrêmement groovy et accrocheur, loin des saloperies gangsta qui inondent les US depuis ces dernières années. Sa synergie avec Chester est unique dans le monde du Metal ; je ne retrouve que l'exemple de NEUROSIS entre Kelly et Von Till dans un registre différent, et même SYSTEM OF A DOWN n'a pas atteint ce niveau de fusion. Si Shinoda est excellent, il permet surtout à Chester Bennington de briller, lui qui fut un des meilleurs chanteurs de la scène, et qui a influencé nombre de jeunes dans le Metal Moderne. Sa maîtrise technique est hallucinante, sa palette vocale dingue, on ne le dira jamais assez ; tous ces éléments permettent à des morceaux de s'incruster pour de bon dans le cerveau avec des refrains hallucinants ("Runaway", "In The End", "With You"), mais aussi à des parties violentes de frapper fort comme le fameux "One Step Closer" et son "Shut up when I'm talking to youuuuu!".

Le talent de LINKIN PARK pour alterner la rage avec l'envolée lyrique est fantastique. Un titre comme "By Myself" en constitue l'étendard et démontre une fois de plus les forces de Chester, assisté par Shinoba qui livre là une de ses meilleures parties. Au-delà des chanteurs incroyables, "Hybrid Theory" c'est surtout des ambiances, de l'électronique, des platines, beaucoup de tentatives réussies qui font de cet album un essai moderne, quasi futuriste. La génération nouvelle ne comprendra jamais à quel point ce qu'on écoutait là était nouveau et il faut rendre grâce à Joe Hahn, au talent absolu, qui pioche autant dans DEPECHE MODE que dans DEFTONES ou bien évidemment CYPRESS HILL. Ses subtiles ambiances tapissent des titres comme "Points Of Authority", auxquels ils apportent une dimension étrange et moderne. Mais son talent éclate vraiment dans l'interlude "Forgotten", prélude de sa pleine maturité qu'il atteindra dans le futur "Breaking The Habit" sur "Meteora".

En résulte un album qui transpire la jeunesse, la fougue, l'audace, la rage, le désespoir et en même temps l'envie d'avancer, de s'en sortir. L'artwork fait par Shinoda lui-même caractérise ce que fut LINKIN PARK à cette époque, un soldat ailé, un porte-étendard générationnel, fait en graffiti et inspiré par Bansky, symbole d'une génération qui embrassait les divers arts d'une Amérique déjà souffrante, dont Chester était l'enfant malade et le génie immortel. Dieu ait son âme et puisse-t-il, enfin en paix, régaler la foule céleste toujours plus reconnaissante de son oeuvre !