Dans ses nombreux ouvrages, l'historien des religions Mircea Eliade étudie de près la "nostalgie des origines", soit le mythe d'un Âge d'Or, constante de chaque spiritualité. Toute religion se base sur cette nostalgie : nous fûmes en harmonie avec le divin, avec le cosmos, et il y eut chute. Pour les Orientaux, tout est cyclique, et de la chute viendra une renaissance. Pour un chrétien, le temps est linéaire. Mais au fond il reste la même dominante mélancolique. L'homme spirituel rêve d'un état antérieur. Dans le cas d'Euronymous, le seul et unique chef de file à l'origine du Black Metal (1), et dans le cas de Vikernes, cette nostalgie est celle des néo-païens. Eux rêvent de leur Norvège purgée du démon chrétien, importation infâme venue d'Orient, et bien trop judaïsée à leur goût. Dès lors, le Black Metal de BURZUM n'est plus seulement l'expression puérile d'une rage qui nécessite purgation, mais bien un manifeste spirituel.

J'ai moi-même cette nostalgie des origines lorsque je réécoute BURZUM. Je me revois étudiant en licence à Poitiers, enfermé dans ma chambre à découvrir tout le potentiel d'Internet, à enchaîner les soirées, à m'engueuler avec des trotskystes dans des AG emplies de ces fils de bourgeois tout bavant aux mots de "révolution". À cette époque, mon train de vie était merdique, mes amours naissantes me faisaient souffrir, je buvais trop, je commençais la musique avec mes frères de ZAPRUDER, j'embrassais la vie à pleine dent et elle me mettait des taquets en retour. Au coeur de ce maëlstrom existentiel somme toute classique d'un étudiant qui découvre le monde, BURZUM était la bande-son de mes nuits d'insomnie. Il l'est toujours d'ailleurs. Hier soir, j'ai encore forcé sur le gin. Après le retour en vélo, à gueuler comme un singe dans la rue et à foutre la honte à ma femme, me voilà debout à 5h du matin. Mon réflexe fut celui que j'avais il y a plus de dix ans (la violence) quand je séchais comme un rat dans mon lit d'étudiant. J'allumais l'ordinateur, je faisais jouer "Filosofem" et j'éteignais seulement l'écran.

Que Varg soit un génie doublé d'un criminel ne fait aucun doute. Mais tout génie qu'il est, je suis incapable d'expliquer l'aura de "Filosofem", intacte toutes ces années après sa découverte. Est-ce la production lo-fi accidentelle qui confère à cet album une atmosphère ensorcelante ? Est-ce le minimalisme assumé dans la composition après la rage des précédents essais ? Est-ce le chant si habité, si maîtrisé ? Les guitares comme autant de vagues de froid venues du Grand Nord ? La batterie qui émerge des tréfonds de la Moria ? Ce qui est certain, c'est que quand "Dunkelheit" démarre, le monde extérieur cesse d'apparaître, et Varg parvient à m'immerger dans le sien, dans son rêve des origines, et dans sa nostalgie d'un ailleurs. Peu d'albums parviennent à me plonger dans un autre monde, à me transporter au gré des sentiments de son géniteur, qui passe de la contemplation romantique de "Dunkelheit" aux riffs ensorcelants, inquiétants et pourtant magnifiques de "Jesus' Tod". Que dire encore de l'écrasante puissance de "Erblicket Die Töchter Des Firmaments" ? BURZUM n'est jamais aussi sûr de lui que dans "Filosofem", et tout ce charisme participe d'une aura exceptionnelle.

C'est cette assurance et cette maturité qui expliquent le coup de génie de "Rundgang Um Die Transzendentale Säule der Singularität" et ses 25 minutes d'Ambient hypnotiques, douces, magiques. BURZUM distillait ses amours : il y a dans "Filosofem" du Black Atmosphérique, du DSBM et du Dark Ambient, le tout dans un écrin sonore unique, à croire que Vikernes était véritablement habité par une force d'un autre monde lorsqu'il composa cette bête. En résulte l'un des meilleurs albums de Black Metal de tous les temps, le meilleur album de BURZUM (2) et mon album de Black Metal préféré, qui traverse le temps et me fascine toujours aujourd'hui. Oui, s'il ne devait en rester qu'un seul, ce serait lui.

J'ai longtemps redouté le moment où j'écrirai sur "Filosofem". Dans un vieil édito publié sur NIME, j'expliquais que le travail du critique s'apparentait à la prédation du vampire. Une fois le disque commenté, décortiqué, une fois l'analyse couchée sur papier, la vie du disque disparait comme celle de la victime d'un strigoï. Pourtant "Filosofem" survivra à cette malédiction, comme fort peu d'albums ont réussi à le faire. Il possède cette âme à la fois sombre et lumineuse, froide et réconfortante, étrange et familière, qui n'appartient qu'aux créations d'êtres étrangers à notre temps.


(1) À l’instar de la littérature, tout mouvement artistique procède de trois facteurs décisifs : un maître à penser, un manifeste et une œuvre fondatrice. Dans le cas du Black Metal, Euronymous fut le maître, l’incendie de l’église de Fantoft fut le manifeste, et "De Mysteriis Dom Sathanas" l’œuvre fondatrice. Déblatérer de l’influence – ridicule – d’un VENOM ou d’un BATHORY – ce qui est plus sérieux – ne change rien. Le Black Metal est né à partir du moment où ces trois éléments se sont rencontrés.

(2) "Hvis Lyset Tar Oss" ne vaut que pour "Det Som En Gang Var", probablement dans le top 3 des meilleurs morceaux de Black Metal de l'Histoire. Mais il ne tient pas la longueur, et ce, dès le deuxième titre.