Écrire sur un album plusieurs années après sa sortie a le mérite de permettre de prendre un certain recul. C’est, je crois, l’un des atouts sous-estimés des Kros-Express de NIME. Cela permet de jeter un œil aux chroniques de l’époque, aux interviews, aux live reports qui permettent de voir si l’album est mis en avant ou non… Lors de sa tournée 2019, le groupe a régulièrement joué trois morceaux de cet album ("A Shadow Memory", "Blending Light" et "Reach"), ce qui est une marque de confiance dans sa production. Globalement, "Fires Within Fires" a été salué par la presse spécialisée, même si on était loin du plébiscite (format trop court, manque d’inventivité). Et puis, quatre ans sont passés entre "Honor Found In Decay" et "Fires Within Fires". L’attente était grande.

Le groupe, dont les membres ont maintenant passé le demi-siècle d’existence, a pris son temps, le rythme de production a ralenti depuis déjà un paquet d’années. Il faut dire que NEUROSIS n’a pas chômé au début de son existence. Les années 90 ont été la décennie de la découverte, de l’avènement et de la consécration de NEUROSIS, avec comme point d’orgue la dyade "Times Of Grace"/"Grace". Propulsé sur le devant de la scène, érigé en prophète de l’expérimentation, NEUROSIS a donc passé cette décennie à produire (quatre albums, sans compter les productions parallèles) et à tourner, jusqu’à l’épuisement. Les années 2000 ont donc été marquées par la volonté de décélérer, tout en demeurant fidèle à sa conception de la musique : plus qu’un groupe, NEUROSIS est un univers mental de création où chacun des membres doit pouvoir s’exprimer et se sentir bien. Voué au culte, NEUROSIS s’apparente même à une sorte de religion mystique, avec sa horde de fans-dévots.

Depuis longtemps, le quintette forme une famille dont la composition change peu : imaginez, le petit dernier n’est autre que Noah Landis, l’organiste du groupe, arrivé en… 1995 ! Une stabilité rare dans le milieu qui montre tout l’attachement des membres au groupe. Pour garantir cela, ils ont dû prendre plusieurs décisions : réduire les tournées (une vingtaine de shows par an), miser sur leur propre label (Neurot Recordings), accepter l’éloignement géographique (Idaho, Oregon, etc.) et les choix de vie de tous (Steve Von Till est par exemple instituteur, certainement le plus badass des États-Unis, ce qui ne lui laisse que les vacances scolaires pour les tournées). Ainsi, trois albums ont été produits dans la décennie 2000 et deux dans la décennie 2010. Ce rythme a pour effet de faire naître chez les suiveurs un sentiment qui oscille entre frustration et inquiétude. Oui, NEUROSIS vieillit, oui il se tourne vers d’autres formes d’expression, ce qui passe par d’autres groupes ou par des expériences en solo. Les albums sont élaborés au feeling, presque de façon artisanale, durant les congés : "Fires Within Fires", c’est en tout et pour tout six jours d’écriture et d’arrangement. Cette démarche assure une grande sincérité au groupe ; revers de la médaille, NEUROSIS ne peut pas tricher, cela se verrait de suite. Les membres se retrouvent ainsi pour les concerts et les enregistrements, toujours en format live autour de Steve Albini. En plus, pour la première fois depuis "The Word As Law", les gars d’Oakland pondent un album court : à peine quarante-deux minutes !

L’album démarre dans la torpeur de "Bending Light", aux sonorités lancinantes et au rythme modéré : il faut près de quatre minutes pour que les mecs déboulent vraiment. Mais là, la magie opère, les vétérans balancent des directs en veux-tu en voilà, avec une rage retrouvée, comme sur "Broken Ground". La densité est frappante (Noah Landis s’en donne à cœur joie) et l’interprétation est particulièrement convaincante. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter l’ultime titre "Reach" : sur ce titre, Von Till et Kelly offrent un duo harmonieux et aérien. L’alchimie est toujours là.

"Fires Within Fires" est la synthèse de ce que fait le groupe depuis trente ans : il est donc, à mon avis, un album réussi. Cette synthèse intègre aussi les traces des expériences acquises dans les projets parallèles des membres, en particulier ceux de Scott Kelly (en solo, mais aussi avec SHRINEBUILDER, CORRECTIONS HOUSE, MIRRORS FOR PSYCHIC WARFARE ou encore aux côtés de MASTODON) et Steve Von Till (HARVESTMAN). C’est un album brut de décoffrage, certainement trop court, sorte d’EP turgescent, mais spontané et particulièrement authentique. À l’image de l’artwork de Thomas Hooper, élaboré autour de trois objets (un arbre, une clef, un mandala), cet opus est fidèle au processus créatif du groupe : NEUROSIS va droit au but et fonctionne à l’instinct. L’injonction de la réinvention permanente n’affecte pas le groupe : les mecs savent ce qu’ils ont à faire et le font pour le mieux. C’est ce qui fait leur force.

Les fans ont dû patienter quatre ans pour écouter la suite de "Honor Found In Decay" : cela tombe bien, nous sommes en 2020.