Des tréfonds de la cité-ruche émergent les rumeurs les plus glaçantes. Depuis bien trop longtemps, les Shadows s’y entassent, attendant patiemment leur heure, survivant dans une crasse charbonneuse. Tout en haut de son trône, le Great Eye a sans doute trop délaissé le vent putride de la révolte se propager, s’estimant omnipotent et à l’abri de cette masse insignifiante à ses yeux, protégé par ses armées paramilitaires suréquipées et un pouvoir à l’abri de toute contestation possible. Malheureusement, cet impérialisme sans faille a fini par se fissurer par là-même où il pensait asseoir plus fermement encore son autorité. Sa créature, le Shaârghot, a fini par s’échapper de son emprise et concentre auprès de lui les colères trop longtemps refreinées.

Il est temps. L’heure est venue d’enfin s’affranchir de cette tyrannie asservissante, de cette domination aveugle et sans partage. Il est temps de sortir et de mener la rébellion. Let us out!

Ce contexte Cyberpunk Anar, c’est celui de ce troisième volume des aventures de SHAÂRGHOT, groupe fondé par Étienne Bianchi en trois dimensions : la musique Indus-Electro-Punk, bien sûr, la cohérence de l’histoire au fil des chapitres et des textes associés, et le visuel à travers des clips chiadés comme rarement pour un groupe de cette (alors modeste) envergure, lui qui s’investit pleinement sur ces différents aspects. Au point de l’incarner pleinement, que ce soit sur scène, le corps couvert d’une mélasse noire et totalement habité, ou sur ce "Vol. III - Let Me Out", qu’il habite de la première à la dernière seconde. Parfaitement secondé par la femme à barbe charismatique Clem-X à la basse, Brun’o avec sa guitoune qui projette des lasers au plafond, et Olivier Hurtu derrière des fûts SLIPKNOT-iens, la formation parisienne poursuit indubitablement une montée en puissance à l’image de son concept, des milieux undergrounds à des scènes de plus en plus grandes et remplies d’âmes converties par la consistance des prestations scéniques ainsi que la qualité croissante des efforts studios.

Si le volume II, "The Advent Of Shadows" était bien pétri de qualités, possédant notamment en son sein des tubes absolus comme "Break Your Body", imparable, ou le lancinant "Z//b", il s’avérait aussi inégal par bien des aspects, trop long et trop bavard, pour mériter plus qu’un 3/5, ce qui n’est déjà pas si mal à l’échelle de la notation NIME, souvent sévère mais juste. La production, home-made, était somme toute respectable mais conservait un léger côté artisanal qu’il était difficile d’occulter. C’est loin d’être le cas avec cette cuvée 2023, dont les manettes ont été confiées à Arco Trauma, qui offre une tout autre ambition à l’univers de Bianchi et de ses sbires. D’une puissance et d’une précision sans faille, le bond en avant est saisissant. Le côté parfois kitschouille a totalement disparu et on a indubitablement affaire à du sérieux, du précis, du lourd.

Ce sentiment est prolongé dans l’équilibre et l’ordonnancement des titres qui composent "Let Me Out". Là où "The Advent Of Shadows" bastonnait pleine balle de la première à la dernière piste, la tracklist se veut ici bien plus équilibrée, aérée, balancée, intégrant des passages atmosphériques, mêlant les ambiances post-apocalyptiques avec des véritables chansons, écrites, bien pensées, parfaitement exécutées, lui offrant un écrin à sa mesure. La variation des tempi est à ce titre assez remarquable, passant de la baston au malaise, reflétant ainsi parfaitement la schizophrénie du Shaârghot et de ses zombies/Shadows. En lieu et place d’une succession de blasts, l’explosion peut survenir à n’importe quel moment. Elle reste parfois tapie, contenue, pour mieux surgir, décuplant l’impact de la déflagration sonore lorsqu’elle se manifeste.

La dimension cinématographique de la musique s’en ressent, de fait, fortement. Au lieu d’assister à "Fast & Furious X" qui multiplie les scènes d’action, on a le droit à un "Heat" ou un "Drive", une tension sous-jacente permanente qui n’éclate que d’autant plus sévèrement au moment voulu. En cela, le groupe trouve une maturité étonnante, parvenant enfin à fusionner les trois éléments cités précédemment, et restituer sa narration à travers des images et de la musique.

Si l’opus contient moins de tubes immédiats que son prédécesseur, il gagne en consistance sans pour autant manquer de highlights. C’est d’ailleurs lorsqu’il s’aventure le plus loin de sa zone de confort qu’il y parvient le mieux. L’entêtante "Something In My Head" est étonnante mais absolument remarquable (le Shaârghot ne redeviendrait-il pas Étienne pour l’occasion ?), le très sexuel "Red Light District" s’avère franchement poisseux, quand "Are You Ready" nous offre des chœurs surprenants mais ô combien obsédants et donne envie de tout casser. Le pit promet de remuer sévèrement lors des prochains concerts sur cette chanson. En embuscade dans son coin, "Chaos Area" imprime un rythme martial assez flippant. Le niveau de finition de chaque morceau est phénoménal, et l’instrumental "Ghost In The Walls", insidieux et vicelard, est en l’éclatante démonstration. Jamais SHAÂRGHOT n’aurait su composer une telle piste il y a quatre ans.

SHAÂRGHOT s’inspire des meilleurs (COMBICHRIST, le MANSON de la période Reznor, RAMMSTEIN, PAIN et/ou Peter Tägtgren), les ingère, les mâche, les malaxe, les digère, pour offrir un résultat à la hauteur de son ambition, un monde décharné et sans espoir autre que celui de danser comme des morts-vivants, jusqu’à ce que tout s’éteigne. Enfin.