Ce n’est pas le genre de la maison FAITH NO MORE de se pointer là où on l’attend. Auteur au cours des années 90 de quatre LP bien différents les uns des autres mais tous de grande qualité, "Album Of The Year", titre empreint de cynisme et d’ironie plus que de prétention, est l’album de la séparation. Dans sa foulée, le groupe splitte en effet avec pertes et fracas, depuis longtemps miné par les conflits internes que le seul départ du guitariste Jim Martin en 1993 (viré par fax lors de la tournée "Angel Dust") n’aura pas suffi à résoudre. Il faudra attendre près de vingt ans pour que "Sol Invictus" vienne reprendre le cours de l’histoire là où elle s’était arrêtée (ou presque). Cet opus constitue à mes yeux néanmoins un testament.

D’ailleurs, l’heure n’est pas vraiment à la rigolade, et c’est sans doute pourquoi "Album Of The Year" ("AOTY") est bien moins reconnu que ses prédécesseurs. Il est un peu le canard boiteux d’une discographie qui faisait la part belle à la folie, à l’imprévisibilité des musiciens comme du chanteur, au mélange des genres, passant allègrement du Hardcore à la Pop, du Jazz à la Soul, de la Bossa Nova au Rap. FAITH NO MORE a été précurseur en la matière, et, pour faire simple, quand on colle la galette de "AOTY" sur sa platine, on s’attend à ce que le combo de San Francisco repousse de nouveau les limites. Et globalement, c’est tout le contraire qui se produit.

Dans son grand ensemble, il s’agit de l’essai le plus cohérent, le plus accessible, le plus consistent de leur existence. Une fois encore, les Américains auront réussi à déstabiliser leurs fans, en leur proposant la surprise… de ne pas surprendre. Une chape de plomb grisâtre et triste plane tout au long des douze pistes composant ce disque, ponctuellement éclairées par une lumière toujours blafarde comme sur "Stripsearch" ou la superbe "Helpless", en grande partie acoustique. Ça sifflote gentiment, les chœurs sont presque aériens, mais il y a bien quelque chose qui cloche. La tension est permanente, palpable, mais n’explose véritablement jamais, si ce n’est par l’appel à l’aide de Mike Patton à la fin du titre, un « Help » plusieurs fois hurlé a capella à s’en casser les cordes vocales, qui me file toujours des frissons, vingt-cinq ans après.

Bien sûr, le groupe ne peut s’empêcher de quelques excentricités ici ("Mouth To Mouth") et là ("Naked In Front Of The Computer"), mais évolue en la matière à des années-lumière de "The Real Thing" ou de "King For A Day, Fool For A Lifetime". Et aucun titre n’échappe réellement à ce stress sous-jacent, un climax étant atteint sur la superbe "Ashes To Ashes", crépusculaire au possible, tout comme le sera la conclusive "Pristina", aux ambiances de fin du monde, portée par de discrètes, mais ô combien justes, nappes orchestrales.

Contrairement également à ses essais précédents, aucun musicien ne ressort du lot, Patton y compris, livrant ici sa prestation la plus contenue. Point de démonstration individuelle, malgré le talent intrinsèque des membres, chacun se contentant d’apporter sobrement à l’atmosphère souhaitée lors de l’écriture. Ce peut être frustrant, mais il en résulte un sentiment de maîtrise absolu. C’est d’ailleurs sans doute ce manque d’explosivité, à l’exception de "Got That Feeling" (on ne se refait pas) qui a désappointé à l’époque de la sortie de "AOTY", mais j’ai la faiblesse de penser qu’il s’agit là d’une volonté réelle et assumée.

Il n’en reste pas moins qu’avec le recul, il s’agit là de l’album de FAITH NO MORE que je réécoute le plus, avec un plaisir sans cesse renouvelé, si l’on met de côté LE chef d’œuvre "Angel Dust", inclassable et trônant tout en haut de mon panthéon personnel pour l’éternité. Bien moins show-off que par le passé, la bande de Mike Patton continue de secouer, mais le fait plus intérieurement, instillant un malaise permanent. "Paths Of Glory" est un morceau absolument sublime, noir et désespéré, qui amorce la fin de l’opus, mais également celle d’un groupe culte, qui aura marqué son époque et bien plus encore. Sans eux, il est en effet fort probable que KORN et consorts n’auraient jamais vu le jour, le combo réfutant d’ailleurs cette paternité honnie. D’aucuns s’en réjouiraient, ce qui n’est pas mon cas comme vous l’avez déjà compris à ce stade.

Sans aucun temps faible, "Album Of The Year" constitue un final à l’image d’un film qui ne pouvait que mal se terminer, à l’instar des bijoux que sont "American History X" ou "Little Odessa", pour ne citer que des œuvres contemporaines à ce disque. Dans l’approche, on jouxterait presque un "The Downward Spiral" de NINE INCH NAILS, sorti seulement quelques années auparavant. Sans fracas ni éclat Tarantinesque, le drame était écrit depuis le départ et l’histoire s’achève dans une forme d’absurdité sordide et contrôlée, funeste destin de ceux qui n’ont pas su trouver une forme de reconnaissance à la hauteur de leur mérite.

Note réelle : 4,5/5.