Le grand coup de balai ! En déménageant en 2015 d’Edmonton, Alberta, pour Vancouver, Colombie Britannique, Jeff Black, qu’il faut aujourd’hui appeler Geoffrey Blackwell, a fait le ménage au sein de GATEKEEPER. De quoi rappeler, au passage, qu’il s’agit de son groupe à lui et à personne d’autre. Mais surtout de quoi renouveler un personnel qu’il ne jugeait pas forcément adapté à l’orientation que prenait la musique du combo depuis son précédent E.P, ce dont on peut se permettre de douter compte tenu de la qualité des morceaux de ce dernier et de leur interprétation. Passée d’un Heavy épique tirant fortement vers le Doom trad sur "Prophecy And Judgement" à un Heavy épique tout court sur "Vigilance", donc, la formation canadienne entrait alors en phase d’accélération et de musculation de son style.

Le résultat de cette mutation s’intitule "East Of Sun", premier véritable album de GATEKEEPER, malgré une aventure débutée il y a plus de neuf ans ! Et si celui-ci n’a pas tourné le dos à l’Epic Heavy Metal, l’opus présente toutefois un GATEKEEPER qui se veut plus agressif qu’avant. J’en veux pour preuve l’inaugural "Blade Of Cimmeria", où le groupe s’adonne carrément au Power Metal ! À pleine puissance, le morceau déboule sur un tempo presto, toutes guitares hurlantes et affûtées comme jamais chez les Canadiens. Seul le nouveau vocaliste, l'Américain Jean-Pierre Abboud (ex-BORROWED TIME), hurle plus haut et plus fort, mais sa voix paraissant toujours flirter avec la rupture colle tout-à-fait à ce Heavy héroïque qui donne l’impression d’entendre un hybride de MANOWAR et LOST HORIZON.

Un hybride que l’on n’entendra plus par la suite, GATEKEEPER se recentrant sur un Heavy Metal plus calme et finalement plus attendu, plus cohérent avec ce que l’E.P. "Vigilance" proposait déjà. Et par conséquent, l’on se demande quel upgrade offrent réellement les nouveaux musiciens de la formation par rapport à ceux qui œuvraient sur l’E.P. susnommé… Ce qui contribue au sentiment que Jeff Black a quelque peu cassé la dynamique d’évolution de son groupe en changeant de camp de base et de personnel. Kenny Kroecher n’apparaît pas autrement supérieur, guitare en mains, à Rob Adie. Idem pour David Messier par rapport à son prédécesseur à la basse, Leillyn McColman. Allez, peut-être que Tommy Tro est un batteur un poil plus solide et plus versatile que Tyson Travnik, mais ça ne saute franchement pas aux oreilles. D’autant que le mixage met davantage en avant les voix et les guitares.

Tout juste pourra-t-on affirmer que la très authentique production made in SAE Institute de Vancouver permet d’apprécier comme il se doit la performance instrumentale des zicos. Cette prod’ et cette performance permettent à plusieurs morceaux d’ancrer leurs riffs et leurs refrains dans les crânes pour quelques heures, même si certains mettent beaucoup plus de temps (et d’écoutes) que d’autres à le faire. Aux côtés du plus rapide "Blade Of Cimmeria", le très direct "Warrior Without Fear" fait finalement figure d’exception dans le Heavy Metal du GATEKEEPER de 2018. Tempo soutenu mais pas trop, pas d’empilement abusif de différents riffs, montée en puissance vers un refrain appuyé par des chœurs puissants mais restant naturels... Une structure simple qui fonctionne bien mais que la formation ne reproduit pas assez par ailleurs.

Ce qu’elle reproduit, en revanche, et beaucoup trop à mon goût, ce sont les morceaux issus de ses précédents disques. Trois sur huit au total, c’est énorme ! D’autant que deux d’entre eux sont à peine modifiés par rapport à leurs versions originales. Ainsi, "Swan Road Saga" perd en majesté ce qu’elle gagne en puissance et en heaviness, mais le côté évocateur que lui offraient la voix de Shorre McColman et la réverb appliquée au même morceau sur "Prophecy And Judgement" n’est pas du tout compensé par le chant de Jean-Pierre Abboud et la prod’ de ce premier album. Quant à "Bell Of Tarantia", il reste quasiment le même que sur "Vigilance", l’essentiel de la différence résidant dans l’interprétation du vocaliste.

Si Shorre McColman n’aurait certainement pas fait aussi bien que Jean-Pierre Abboud sur "Blade Of Cimmeria" et les titres exigeant le plus de grimper dans les aigus, sa voix pleine et claire offrait davantage de lyrisme à GATEKEEPER que les performantes mais éraillées cordes vocales du nouveau chanteur. Encore une fois, ce que le groupe canadien a gagné en puissance, en agressivité et en justesse, il l’a perdu en expressivité et en chaleur. Car Abboud est certes plus conforme au portrait-robot du chanteur de Heavy Metal héroïque que ne l’était McColman mais il empêche du même coup GATEKEEPER de sortir du lot, vocalement parlant. Au point que la version originale de "North Wolves", chantée par McColman sur "Prophecy And Judgement", est largement préférable au "North Wolves (Reprise)" présent sur "East Of Sun".

Cette dernière version, plus courte que la première mais aussi plus riche en texte oblige Jean-Pierre Abboud à une élocution torrentielle sur les premières strophes, ce qui donne un côté brouillon et une impression de fausseté à son interprétation. Et encore une fois, bien que le morceau gagne ici en puissance et en héroïsme, jusqu’à afficher de faux-airs de BLIND GUARDIAN, il pêche par son incapacité à générer des images dans l’esprit de l’auditeur et à l’embarquer sur les traces de ces "Loups du Nord", contrairement à l’originale. Clairement, faster is not better pour GATEKEEPER. Heureusement, d’autres titres ambitieux comme l’était au départ "North Wolves" sont présents sur "East Of Sun". À commencer par le morceau-titre, aux mélodies vocales et de guitares rappelant parfois celles qu’affectionnait le QUEENSRŸCHE des premières années. Le vent de la proche Seattle aura peut-être contribué à inspirer le combo de Vancouver…

Plus ambitieux encore, "Ninefold Muse" et "Oncoming Ice" présentent un GATEKEEPER qui, de nouveau, s’étend en longueur sans pour autant se perdre. S’il ne retrouve pas l’epicness de son premier E.P., il faut tout de même souligner que le groupe parvient à maintenir l’attention de l’auditeur tout du long et à lui donner enfin à voir l’univers d’Heroic Fantasy qui est le sien. Les chœurs, les mélodies de guitare acoustique et les soli du premier des deux titres cités y aident considérablement, ainsi que la maîtrise toujours intacte des tempi lents de Jeff Black. Sur le second nommé, ce sont les riffs plus sombres et l’ambiance mystérieuse qui s’en dégage, chose assez inédite sur l’album, qui permettent d’accrocher d’emblée l’oreille avant que, de nouveau, ne se mêlent passages acoustiques, jolis chœurs et tempo propice à la narration.

C’est finalement en employant ses recettes les plus anciennes, qu’il maîtrise toujours, que le groupe canadien parvient à donner le plus d’attrait à son premier album studio. Avec ce personnel et ce son, le Heavy Metal de GATEKEEPER reste donc efficace mais, toutefois, ne transforme pas l’essai marqué avec "Vigilance". Et quand un album ne fait pas spontanément oublier l’E.P. qui l’a précédé, c’est qu’il y a un problème. Ceux qui découvrent le groupe canadien avec son premier album seront probablement séduits, voire très séduits. Pour ceux qui connaissaient déjà le combo de Jeff Black, "East Of Sun" leur laissera certainement un sentiment d’inachevé, voire d’inabouti. En tout cas, ils resteront sur la sensation que GATEKEEPER n’a pas véritablement progressé. Même si le disque est intrinsèquement bon et la musique qu’il contient, solide.