Je ne me rends pas compte comment je suis privilégié parfois. Je ne cesse de me plaindre en criant à qui veut bien me croire que les Francs-Maçons dominent encore la planète, que tout le monde se fout de tout le monde, que l'époque des technologies de l'information a créé la sous-époque de la désinformation et de la stérilité des échanges humains (lire absolument "Le meilleur des mondes", chef-d'œuvre visionnaire d'Aldous Huxley avant de mourir inculte de honte)… ce genre de chose.

Vous savez, je me plains trop. Car quand je me fais approcher par des compatriotes métalleux pour que je chronique leur démo, je me sens privilégié. Pas leur album, leur démo. Ça me touche d'être témoin de leur premiers balbutiements. Pourquoi ? Car tout le monde a droit à une première chance, bande de cyniques invertébrés ! Oui, tout le monde ! Et eux encore plus. Pas seulement parce qu'ils sont originaires de la capitale de la province de Québec (tout comme les Deatheux arabisés de AETERNAM que j'ai louangés l'an passé), mais parce que sans les connaître, je les aime bien.

Je me sens comme un journaliste qui irait passer un mois avec eux, pour examiner leur façon de créer en groupe, leur façon de se mouvoir sur la surface terrestre, de vivre la musique à travers leurs préoccupations quotidiennes (boulot, famille, amis, amour, argent, etc.). J'adore dire « bien sûr » quand un de ces groupes québécois m'approche, sur un webzine français de surcroît. Nous sommes ainsi ironiquement liés grâce aux créateurs de NIME, des Français, alors que nous sommes Québécois, voisins. La langue nous rapproche à distance. Et nous arrivons à communiquer, à échanger. Je peux leur permettre de se faire connaître et eux, en échange, me prouvent encore une fois que le Metal n'a pas de frontière. C'est vrai merde, je peux tomber sur le skeud de la décennie par hasard en ne soupçonnant pas qu'il provienne d'une ville à 400 km de chez moi ! Et c'est presque la distance entre cette jolie ville de Québec (avis aux voyageurs avides d'Histoire) et ma ville d'adoption, Gatineau, située dans l'ouest de la province. Que 400 km qui nous séparent.

Et à l'écoute de cette démo, "The All Seeing Eye", je suis incapable d'utiliser des clichés ou des références disant : "Oui, c'est typiquement canadien ou québécois, ce truc". Ben voyons, vous m'enverriez sur les roses… Surtout si vous aviez écouté cette démo complètement hétérogène. C'est le mot. Aucun titre ne se ressemble. C'est bien la première fois que je tombe sur une telle carte de visite de la part d'un jeune groupe. Et devinez quoi, je trouve ça brillant. L'art de montrer ses 1000 facettes en cinq plages sans se plagier ou fesser sur la même note pendant des siècles. Les Québécois ont ainsi plus de chances de se faire remarquer. Par la critique de un, et par les amateurs de deux.

Sauf que… reste une difficulté : décortiquer le contraire d'une tracklist en osmose. "The All Seeing Eye" porte bien son nom : il regarde partout à travers le viseur et tire sur plusieurs cibles en mouvement en espérant en transpercer quelques-unes mortellement. S'ensuivent la récolte du cadavre, l'acceptation de l'acte et la transformation de l'individu en une bête assoiffée de sang, de « thrill », bref un tueur sans merci, professionnel.

J'ai l'impression en écoutant les premiers pas de mes compatriotes qu'ils se cherchent. En fait, qu'ils ont trop d'influences dans le crâne et qu'ils doivent élaguer. Comme s'ils nous demandaient : "Que préférez-vous sur notre démo ? Votez et nous creuserons dans le genre de la pièce choisie pour peaufiner notre style ! » Blague à part, c'est presque ça qu'on ressent en se farcissant ces cinq pièces, dont la valse incongrue nous entraîne aux quatre coins de la sphère Metal.

Énumération impossible à éviter : du Death Mélo aux claires influences orientales sur "God" et "Reign Of Slaves" (non, je ne nomme aucun groupe pour vous foutre la puce à l'oreille, je ne veux pas manquer de respect à EYELESS – qui de toute manière fait la nomenclature de ses influences sur son Myspace…), des structures alambiquées où la technique côtoie la froideur de la voix grasse, des samples dépaysants à n'en plus finir, de la mélancolie marécageuse jazzée à la OPETH sur "Hollow", de la balade hormonée à la HYPOCRISY sur "We Leave".

Parmi les têtes d'affiche de cette démo, je ressors inévitablement du lot "Reign Of Slaves" et son riff percutant et brûlant, ainsi que la pièce-titre survoltée et épique avec ses chœurs simulés au clavier et ce bridge « cynique », qui prouve une fois encore que les Québécois appartiennent au courant moderne du Metal, celui qui fusionne tout avec n'importe quoi. Du gros riff pâteux avec des cordes aiguës et dansantes. Sans surprise, ces deux bombes sont les plus longues pièces de la démo et les deux plus réussies. Je ne serais pas surpris qu'ils les traînent sur platine très bientôt…

En attendant de leur serrer la pince lors d'un show et d'évaluer leur premier album, je salue l'éclectisme et l'audace des quatre prêtres antéchrists d'EYELESS. Bien hâte de voir (et d'entendre !) quelle tangente leur album prendra…

Le groupe vous offre son EP en download gratuit à www.myspace.com/eyelessdeath