"En Ergô Einai" est ce genre d'album qui, sorti de nulle part ou presque, s'avère capable en quelques minutes seulement de vous transporter quelque part. Ailleurs. Je dis qu'il sort de nulle part parce que ce duo suisse qu'est AARA était, jusqu'à sa signature chez Debemur Morti en 2019, largement passé sous les radars de la plupart des observateurs, hormis les suiveurs les plus acharnés de la scène Black Metal underground. Or, la classe qui transpire de la musique de Berg et Fluss paraît si naturelle, et la magnificence de ses mélodies derrière les torrents de violence semble tellement couler de source qu'il ne pouvait se passer plus de temps avant que la reconnaissance de l'establishment Metal frappe à leur porte.

L'album a, en effet, recueilli les suffrages de nombreux critiques et chroniqueurs musicaux durant cette année 2020, et à raison. En à peine plus d'une demi-heure, AARA nous entraîne dans son univers alors que de plus grands noms n'y parviennent pas dans le double de temps. C'est fort, surtout pour du Black Atmo qui joue à ce point sur les ambiances, que le duo prend pourtant le temps d'installer avec soin. Des ambiances tantôt orageuses, tantôt quasi religieuses, et toujours envoûtantes. S'en être tenu à cinq morceaux se révèle, en cela, particulièrement payant. Parce que cela permet au groupe de les exploiter pleinement sur des titres qui dépassent tous les cinq minutes. Mais des minutes d'une grande richesse à chaque fois.

Ce qu'il y a de très particulier dans le Black Atmo de AARA, c'est que lesdites atmosphères sont obtenues de diverses manières mais toutes apparaissent finalement limpides. Bien évidemment, la meilleure façon dont Berg les obtient, ces atmosphères, est par le travail des guitares. Par-dessus la guitare rythmique, la guitare lead développe des mélodies éthérées à coups de tremolo picking, mais un tremolo picking qui doit davantage à la façon qu'ont les violonistes d'agiter leur archet qu'à la manière standard des musiciens de Black Metal. Raison pour laquelle l'on a davantage l'impression d'entendre des mélodies baroques que des riffs Black Metal, sur "En Ergô Einai".

En cela, Berg et Fluss endossent à merveille leurs costumes de carnaval de Venise, tant l'on a l'impression que certaines lignes de guitares paraissent tout droit issues d'un concerto pour violon joué dans un théâtre de la Sérénissime. Dès "Arkanum", AARA épate par l'intensité émotionnelle qui naît de ses compositions. L'espace de quelques instants, cela peut devenir beau à pleurer. Dans le même temps, cette façon de riffer propre à Berg apparaît aussi tout à fait contemporaine, et l'amateur de Shoegaze que je suis s'y retrouve totalement, car l'aspect contemplatif né du travail des guitares et de leurs effets n'est pas si éloigné de celui que génèrent les artistes de cette scène dans leur musique. Écoutez le splendide "Stein Auf Stein" pour l'exemple.

Les atmosphères chez AARA peuvent autrement naître des nappes de claviers qui, elles aussi, savent générer des émotions, même si elles jouent plus la carte de l'énigmatique que du contemplatif, comme sur l'entame et sur le final de "Telos" par exemple. Néanmoins, elles peuvent également venir soutenir les guitares dans leur œuvre et donner au Black Metal d'AARA des atours emphatiques qu'il ne revêt qu'avec parcimonie. Car il n'y a pas de pompe dans l'art d'AARA, pas de grandiloquence et si l'on ne compose pas une telle musique sans prétention, cette prétention n'apparaît pas comme prétentieuse. Elle est simplement à la hauteur de l'ambition de Berg et Fluss, qui ont largement les arguments et le talent pour l'assumer.