La forêt boréale, surnommée le "bois" par les Québécois, est un refuge pour les agoraphobes, les amants de la nature, de plein air ou… les misanthropes. On y pêche, chasse, campe, on s'y évade durant les quatre saisons. Il existe dans le bois un silence qui ne règne nulle part ailleurs. Surtout en hiver, quand la faune dort et que la flore espère le retour de la chaleur pour revivre, quand les arbres sont décharnés, que le froid pèse sur la bulle blanche pour l'écraser sur nos épaules. Il existe un silence si austère et mystique que les métalleux des contrées nordiques ont l'impression d'être au parc d'amusement quand ils y marchent, s'imbibant des murmures créatifs du vent glacial. C'est bel et bien un royaume, un immense château aux murs solides comme le tronc d'une épinette noire et translucides tel un lac gelé dans lequel on ne veut pas tomber.

"La forêt où je dors
Est un bouclier contre l'humanité
Que j'ai laissé derrière ma stèle
Loin de la peur et de la misère
Sous une myriade d'étoiles
Je me suis noyé dans la nuit la plus profonde
Laissant derrière ce monde désolé"

La quintessence du Black québécois se retrouve dans la musique de SOMBRES FORÊTS. De la pochette on ne peut plus claire avec son sentier de neige au cœur de la forêt boréale canadienne, aux paroles citées plus haut tirées de "The Forest", aux mélodies frigorifiques. Le deuxième album d'Annatar, seul et unique bûcheron à avoir haché dur afin de bâtir son "Royaume de Glace", est fidèle au climat qui l'a vu naître. Annatar, loup égaré gelé jusqu'à la moelle, emprisonné dans une prison béante, sans ration quotidienne, se nourrissant d'eau de neige et d'espoir.

Certes, la poésie de SOMBRES FORÊTS est facile à pondre. Mais aborder le barde qui la récite n'est pas une sinécure. L'effort d'Annatar est louable, polyvalence oblige, mais sa performance est "asymétrique". Par exemple, son talent basique de batteur n'arrive pas à la cheville de ses prouesses guitaristiques ou de son chant animal ; les tempos sont souvent interminables et récurrents, comme la vie en forêt… Mais le Québécois manie habilement le manche de bois acoustique ("Solstice", "Royaume de Glace") ou électrique et varie les ambiances de son royaume : légers pianotages et pont jazzy sur "La Nuit" (la plus réussie), entrelacement de voix sur la grandiose "L'œil Nocturne", clavier efficacement discret ("Royaume de Glace"), intermède mélancolique et riffs malsains ("Cold Forgotten Earth")…

SOMBRES FORÊTS est un vol solo effectué au ras de la sylve immobile pour le plaisir des images grises, mais pas une œuvre transcendante et extatique. Imprégnée de paysages hivernaux et de ténébreuses souches de conifères, "Royaume de Glace" est un hommage à l'immensité des territoires du nord, un livre de voyage interdit dans les limbes de l'inconnu. Pas un passeport pour le ciel.

Je reconnais ici la forêt que j'adore, qu'elle soit québécoise ou non. Mais il y a une sévère lacune de passages atmosphériques tels que ceux de l'intro, de "La Nuit" ou de la pièce-titre, qui auraient enseveli l'auditeur sous de milliers de tonnes de flocons supplémentaires. L'occasion était belle, mais il l'a loupée.

Des flocons qui auraient pu tresser une personnalité forte autour d'Annatar, qui, lorsque la flore rejaillira et que la faune s'extirpera de son long sommeil, risque de fondre vite s'il ne trouve pas le moyen de garder son sang froid…