2010... Que cette époque est lointaine. L'époque où Throatruiner Records décollait tranquillement en France, s'installant à grands coups de schlass dans la scène Hardcore. Les groupes qu'il signait étaient souvent des pépites, parfois des pétards mouillés de hipsters. Mais on parle quand même du label qui a propulsé BIRDS IN ROW et PLEBEIAN GRANDSTAND sur des sommets, le premier étant carrément signé chez Deathwish désormais. À cette époque donc, il y avait un noyau dur qui se formait dans la ville de Laval, autour de deux frères géniaux dont la réputation était de transformer tout ce qu'ils touchaient en or. Amaury Sauvé, que j'ai eu la chance de côtoyer en enreegistrant les albums de ZAPRUDER, est un des meilleurs batteurs que je connaisse, doublé d'un ingé-son connu dans la scène pour ses qualités de producteur (je confirme). Son frère, Quentin, bassiste et chanteur secondaire de BIRDS IN ROW, a officié dans l'éphémère CALVAIIRE. Ces deux frangins sont des monstres, avec la musique vissé au corps, des intuitions de fou, un talent indécent qui rappelle que nous ne sommes pas tous égaux à la naissance. Ainsi donc, avant BIRDS IN ROW, avant le studio d'Amaury, avant CALVAIIRE, et avant que Throatruiner ne se fasse avaler par Deathwish, il y avait AS WE DRAW, projet dans lequel les frères exprimaient toute leur créativité, assistés de Pierre, un bassiste non moins exceptionnel. Et quand "Lines Breaking Circles" est sorti, tout le monde s'est pris une claque monumentale.

Derrière ce titre d'album quelque peu banal, sans grande identité, et cet artwork très sage, se cache un excellent disque de Post Hardcore, qui lorgne beaucoup du côté de BREACH (l'entrée sans concession de "Draft" renvoie à l'efficacité des Suédois), se promène vers ISIS et prend déjà le temps de bâtir une identité singulière, grâce notamment au travail de fou furieux sur les voix, furieusement Screamo, et bien souvent porteuses d'une vigueur incroyable. Dès "Shame", on comprend qu'AS WE DRAW a pris le parti d'une énergie très live, et le qualificatif de trio n'est pas dévoyé pour ces bougres qui assurent des gang vocals de fou, s'interpellant, se répondant, chacun avec leur timbre. L'écoute de "Lines Breaking Circles" ne peut dès lors que donner furieusement envie de jouer à la bagarre. Toute la vitalité de l'album, sa mystérieuse force tant d'années après sa découverte, tiennent en cette fusion fantastique que démontrent les trois gars entre eux. On les imagine aisément en studio, le sourire aux lèvres, à s'éclater dans une musique qui devient un moment de communion entre trois amis de longue date, et, plus encore, des frères qui s'aiment et se respectent.

Au-delà des voix, c'est aussi un album racé, aux trésors d'émotion insoupçonnables. AS WE DRAW connait son Post Rock, son Post Hardcore, son CULT OF LUNA, son MONO, son AND SO I WATCH YOU FROM AFAR et son ENVY. Quand ce n'est pas BREACH qui écrase de son héritage une production incroyable, dans laquelle la basse est superbement mise en avant, ce sont les parties atmosphériques qui percent l'espace, la guitare s'évadant de l'ensemble dans un crescendo superbe, en témoigne la seconde moitié renversante de "Sin Of Addiction", au tapping spatial sublime et empli de pathos. Et que dire de "Burst Of Colour" aux arrangements célestes impeccables ? AS WE DRAW sait manier le marteau comme le pinceau, tantôt il écrase puissamment l'auditeur, tantôt lui peint d'immortels paysages dans lesquels s'abîmer. La construction des titres est de toute manière un point fort du trio, et leur capacité à agencer des inspirations diverses force le respect. "Fault Lines" peut ainsi plonger dans la rythmique la plus Math avant de partir dans une envolée Post Rock que n'aurait pas renié MOGWAI. Les moments les plus dispensables sont d'ailleurs ceux durant lesquels le groupe s'engage vers des terrains plus homogènes, comme ce "Drowned In Flames", peu marquant.

On tient là un mystère révélateur du génie de ces frères qui trouvèrent un temps l'expression de leur amour et de leur fusion dans un projet qui fut trop éphémère. Il se dégage de "Lines Breaking Circles" une volonté de puissance, une énergie motrice, une folie créatrice certaines, mais aussi un pathos, une nostalgie, une rage sous-jacente qui font de cet album un clair-obscur saisissant. Mais c'est aussi là le sens de ce titre que je qualifiais de peu imaginatif : les lignes brisent les cercles, la flèche transperce le mur, l'agressivité pulvérise la rondeur, le groupe casse les codes. Tout le projet d'AS WE DRAW, qui ne dura malheureusement que deux albums, tenait là : surprendre l'horizon d'attente de l'auditeur, l'écraser quand il pensait voler, l'emmener vers les cimes quand il était sûr d'avoir touché la terre trop ferme et trop dure. Tient-on là, avec le recul des années cruelles, l'un des meilleurs albums de Hardcore français ? Je le crois. À vous de tenter l'expérience.