Au sein de la mélasse grandissante de formations Je-ne-sais-quoi-Core anodines et entendues mille fois, AS WE DRAW n'a pas sa place. "Lines Breaking Circles" avait su imposer un style plus Rock, plus aéré, et plus mélodique, à une époque où la scène gardait encore un aspect pluraliste mais tendait vers la jouissance de ténèbres voraces. Ce n'est donc pas pour rien que le trio est tant suivi, respecté par le public car faisant une musique qui se perd : riche, intense et différente. Aussi lorsque "Mirages" est annoncé la question de l'évolution d'un groupe si atypique se pose. Quid d'un possible revirement pour suivre les nouveaux codes ? Quid d'un virage stylistique qui cède aux sirènes d'une scène qui n'a plus que le terme Black Metal à la bouche, vidé de son sens et utilisé comme porte-étendard pour justifier une violence aphone ?

Mais la méfiance est peu de mise. AS WE DRAW n'est pas un trio de suiveurs. Quand on joue ensemble depuis l'enfance on est loin de se préoccuper de suivre une mouvance, on a plutôt tendance à avoir créé une relation durable et surtout une personnalité à travers le temps. "Mirages" est à l'image d'un groupe qui a décidément compris les enjeux de la musique : l'évasion et l'évocation. À ce titre, l'album est bâti pour raconter une histoire, celle d'un homme perdu dans le désert qui fait face à ses hallucinations, ses doutes et la perte. Métaphore d'un groupe tourmenté par ses choix et ses audaces ? Rien n'est plus sûr tant AS WE DRAW décuple son pouvoir mélodique et rythmique sur un album qui semble regarder de haut son prédécesseur. "The Window" suffirait à elle seule à justifier l'étendue des possibilités du groupe tant elle recèle l'intégralité du souffle de ce disque. Progressive, tout en crescendo stellaire, elle est une introduction éclatante à une œuvre plus brillante encore.

Brillante car AS WE DRAW a mûri la construction de ses morceaux. Le schéma est pourtant classique, car il repose sur les codes génériques du Post-Hardcore d'un CULT OF LUNA, mais il éclate en vol, écrasé par le jeu monstrueux de ces trois musiciens dont la volonté est clairement ici de dynamiter les attentes en imposant tour à tour les moments de pression ("Blackout"), de rage ("Losing Gound", totalement folle et quasiment Math) et de grâce, sans que cela ne paraisse si évident dans l’enchaînement inter-titres. L'ambiance dégagée par "Mirages" relève alors d'un subtil mélange entre l'angoisse et le rêve auquel on succombe vaincu, à l'image de ce personnage qui passe de la révolte de sa situation à une forme d'acceptation de son destin (impérial "Blackmail", tout en splendeur épique). On se laisse alors conter l'histoire, surpris toujours de passer d'une émotion à l'autre (la magnifique "Fata Morgana" semble avoir été composée pour défier la Beauté) sans que cela ne brise un récit raconté avec talent par AS WE DRAW qui maîtrise davantage le mélange entre chant principal et chœurs, qui permettent dans "Mirages" de dramatiser davantage les ambiances, à l'instar d'un coryphée antique ("Fata Morgana" de nouveau). Il est intéressant de remarquer que même lors de morceaux plus violents, AS WE DRAW ne cède pas aux poncifs éculés de la scène, et va jouer la carte d'un Rock/Hardcore bruitiste dans la droite lignée de KEN MODE ("Denial").

Ce n'est pourtant pas l'audace qui gagne le terrain à l'écoute de "Mirages" mais la sensation de maîtrise générale. Hormis de rares surprises stylistiques ("Fata Bromosa"), l'ensemble n'est pas une révolution mais une version grandement améliorée des possibilités d'AS WE DRAW, qui transcende son jeu en le rendant infiniment plus complexe – la rythmique est diablement tordue par moments – sans renier pour autant ce qu'il est ni d'où il vient. Là viendra d'ailleurs le seul bémol de "Mirages", soit cette propension à trop mettre en avant ses influences, dont la principale, CULT OF LUNA, ressentie sur le disque à travers certains riffs évidents (la fin de "Panic" ou la conclusion du crescendo renversant de "The Window") et l'utilisation tempérée du clavier qui fait penser au son de "Vertikal" ("Acceptance"). Nuance cependant, ces éléments rappellent le groupe suédois mais ils n'entachent en rien une musique éminemment personnelle, et dont la richesse mélodique supplante énormément de formations qui jouent dans la même cour ("Shipwreck" est certainement l'un des titres les plus profonds de l'album grâce au jeu de Quentin, empli d'émotions, comme son chant d'ailleurs).

"Mirages" est un album excellent, et certainement un coup de cœur de l'année. Mieux réfléchi, plus intense et plus profond que "Lines Breaking Circles", il s'écoute comme un voyage intérieur, fort de larmes, de cris et de quiétude, complexe dans sa construction et pourtant si simple et efficace dans ce qu'il veut nous transmettre. Pour le dire plus simplement, AS WE DRAW fait partie de ces rares groupes qui arrivent à dépasser le simple stade de la musique pour aller vers le fameux bruit qui pense de Victor Hugo, auteur qui eût respecté les Lavallois comme dignes représentants d'un souffle épique – voire romantique – qui a hélas déserté notre temps.