Où sont nos racines ? Où, et vers quoi s’étirent-elles ? Si l’on écoute les splendides vers du poète estonien Karl Ristikivi, elles ne sont pas dans notre enfance ni dans notre sol natal. "Nos racines sont dans chaque lieu que nous avons un jour traversé." (1) Pour autant, il y a quelque chose d’indélébile, appelons-là "trace", qui nous suit et participe à notre construction, tout au long de notre existence. Cela est vrai pour l’ensemble de notre parcours de vie, et notre parcours musical. Il reste toujours au creux de notre oreille cette appétence pour les sons qui nous ont forgé, qui nous ont offert nos premières émotions, comme un réflexe inné qui nous ramène, indiciblement, vers les piliers de nos chapelles culturelles.

La frontière entre sauvegarde de ses racines et nostalgie d’un idéal révolu est néanmoins ténue, pas plus épaisse qu’une corde de guitare. Le défi réside dans sa capacité à s’affranchir de ces éléments déclencheurs pour tendre vers l’avant, chercher, sentir, découvrir. Citons de nouveau Ristiviki : "Soudain la canne du marcheur reverdit, et prend racine, et refleurit." Les Suédois de SAFFIRE sont des marcheurs, qui s’appuient sur leurs racines pour s’élancer et voir au loin. Non pas que le groupe soit l’inventeur d’un nouveau style, le précurseur d’une mouvance ou l’instigateur d’une tendance. Au contraire, il y a dans la musique du quintet un certain conservatisme, autant dans la construction mélodique que dans la structure des morceaux, qui semble parfaitement opposée à toute idée de révolution. Cela dit, la capacité du groupe à s’asseoir sur le Hard Rock des anciens pour proposer une musique résolument contemporaine illustre le propos de notre vieux poète estonien. SAFFIRE trouble une eau trop stagnante.

Les claviers, voici le lien avec le passé. Mis en avant, les sonorités orgues Hammond évoquent, naturellement, DEEP PURPLE et la clique des amoureux des touches noires et blanches. C’est une base, un clin d’œil, certainement, mais aussi un vecteur qui permet d’adoucir et épaissir un son par ailleurs mordant, qui s’affranchit souvent des codes du Hard Rock pour s’ouvrir vers des sonorités Heavy Metal, quasi-Prog par moments. Secoué par le remplacement récent de son batteur, le groupe qui propose ici son quatrième album en dix-sept ans de carrière, s’est reconstruit par le chaos. D’où le titre de cet album à l’intensité dramatique particulièrement savoureuse. Les chansons de "Taming The Hurricane" ressemblent surtout et plus que tout à un manifeste d’ouverture et à une leçon de richesse mélodique. "Read Between The Lies", avec son intro qui redonnerait l’ouïe à un sourd, est certainement le témoignage le plus saisissant de la force principale du groupe, cette capacité à dire beaucoup en peu de notes. La prestation du charismatique chanteur Tobias Jansson, de même que ce mariage divin entre claviers et guitares, sont au cœur de la puissance et de l’intensité qui se dégagent de ce morceau à chacune des écoutes. Les arrangements sont Hard Rock, mais l’esprit n’est pas loin du Heavy. En sautant de part et d’autre de la frontière, SAFFIRE frappe juste et fort.

La clé de la pertinence du groupe se trouve dans sa capacité à canaliser et transmettre des émotions par la construction d’ambiances souvent épiques et grandiloquentes. "Fortune Favours The Bold" se fait le parangon de cette alchimie entre musculature des riffs, dramaturgie de l’interprétation, et richesse des arrangements. C’est un Hard Rock "upgradé", pour reprendre un terme cher aux promoteurs de la start-up nation. Puissant, souvent immédiat et énergique ("Mr Justified"), ce nouvel album de SAFFIRE surprend parfois aux entournures (serait-ce du THRESHOLD que l’on entend sur les couplets de "Wendigo" ?), et évite la facilité, les ballades (au nombre de deux) donnant l’impression d’une séduisante authenticité. "Taming The Hurricane" n’est pas un Hard Rock de fête, c’est un Hard Rock efficace mais intense, sérieux et exigeant dans son interprétation, qui ne laisse entrevoir aucune faille. Servez-moi du "Silver Eyes" à tous les repas, et je vous garantis que je ne connaîtrai jamais l’indigestion.

Remontez jusqu’aux racines. Ce nouvel album de SAFFIRE vous projette dans votre chambre d’ado, solitaire, face à l’impression de renaître alors que dans vos oreilles résonnent ces sonorités qui feront que vous ne serez plus jamais le même. Nommez-les riffs, distorsions, solo, saturation. Ce sont elles qui illuminent votre chemin, ces nouveautés inattendues qui, comme autant de bougies, éclairent votre esprit et renforcent la certitude que, viscéralement, irrémédiablement, cette musique est faite pour vous. Regarder ses racines n’a jamais empêché un arbre de pousser.

4,5/5.

(1) Karl Ristikivi, Le chemin de l’homme (1972).