J’ai démarré mon voyage sur ce chemin inconnu et ignoré et, mes chers parents, je dois vous dire que je suis comme épris de sentiments profonds et inexplorés. Je perçois une puissance surnaturelle et incroyable me guider. Je ne saurai vous dire ni d’où elle provient ni où elle me conduit, mais force est de constater que je lui obéis irrésistiblement. Papa, Maman, vous rappelez-vous de mes promenades d’enfant, où je semblais disparaître au détour des sentes et des tertres ? Vous pensiez me perdre et moi-même je vous racontais avoir pu observer l’inconnu de la faune à portée de bras et d’œil. Vous auriez pu penser à un mécanisme de déréalisation mais je viens de trouver la clé de cette énigme qui m’a longtemps agité. J’hume à nouveau cette vive liberté progresser dans mon être, dans mes cellules. C’est comme un cancer dévorant, mais un cancer de vie. Il me dépossède tout en s’agitant en moi. Je ressens comme une étroitesse sous cette peau qui m’habille. Elle me coince, je ne sais comment libérer cette puissance à l’intérieur, que mon épiderme contient avec faiblesse. Ma peau est une barrière, elle m’empêche de prolonger mon exploration. La force étrangère me l’a dit ! Je vais devoir trouver un moyen de m’en débarrasser. La nature fond en moi et j’ai peine encore à parler la langue des hommes. Je suis certain de vivre mes derniers moments humains et d’avoir la possibilité de vous écrire encore dans un alphabet connu. Vous seriez surpris mes parents mais je viens de traduire le chant des oiseaux et celui des plaines qui m’entourent, et ce langage me déconstruit. Demain je volerai ! Le chant des chouettes lapones me le permettra.

"Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !" (1)

J’ai conversé hier, à l’aube, avec une meute de lynx boréals qui me fixait. Chaque spécimen était immobile et perché chacun sur une des branches d’un grand pin sibérien. Depuis quand les lynx vivent en groupe, Maman ? Depuis quand grimpent-ils aux arbres ? J’ai approché du pin et tout en les fixant j’ai traversé l’écorce Papa, entends-tu ? J’y suis arrivé ! Et en me retournant, les lynx avaient fait de même et continuaient à me fixer. Aucun d’entre eux ne m’a attaqué. Au contraire j’ai senti leur appel et mes yeux ont changé de teinte. Une part d’eux dorénavant est en moi. Les racines du pin sibérien m’appellent et m’éloignent de vous et de moi.

Cette force m’anime et me dicte, elle me fait croître certains de mes sens. Je vois davantage de détails et beaucoup plus loin, mon odorat ne me fait plus défaut et j’entends la neige m’ébruiter des lettres et des syllabes. Il me faudra du courage pour gravir ce mont qui barre l’horizon et cette épaisse forêt qui semble l’étouffer. Mais la force dont je vous parlais m’appelle et me rassure. Elle vient de m’indiquer son nom par je ne sais quelle entremise. Elle se nomme ARÍHT. En avez-vous déjà entendu parler ? Je suis certain que nos aïeuls en ont déjà eu connaissance. Je l’aime d’un amour inconditionnel. Je suis transi de froid mais mon cœur bout en moi et je dois continuer cette route qui m’emmène vers cette forêt immense et enneigée. Le vent est tombé, le frimas aussi. Je reprends ma pérégrination vers cet autre ailleurs, vers cet autre moi.

Journal d’un maudit – Anywhere out of this world - ?/?/ Fin 2022 ?

Note réelle : 3,5/5.

(1) A.RIMBAUD : "Le bateau ivre" (fin 1871)