Dans la mythologie de Tolkien, développée par Le Silmarillion, la Genèse du monde d’Arda s’est faite via la musique. Eru, l’Unique, a créé les Valar, des divinités, ainsi que les Maiar, leurs serviteurs, et tous ont participé au plus grand jam de l’Histoire, faisant trembler le Vide informe de leurs voix divines. Tolkien nous raconte que ce petit salopard de Morgoth jouait aux troubles-fêtes, créant force dissonances dans son coin, afin de brouiller l’harmonie de l’ensemble. Pourtant, comme Eru le lui expliquera, tout ce que Morgoth pense créer n’est qu’une émanation plus ou moins directe de sa Toute-Puissance, d’où la haine de ce boloss pour tout ce qui est beau en Arda, en premier lieu les Elfes. J’aime imaginer que lors de ce jam psychédélique et cosmique, Morgoth lâchait des growls incroyables avec un cou trois fois plus gros que celui de Corpsegrinder, mais c’est là une autre histoire.

Si je vous parle de la Genèse version Tolkien, c’est parce que SLIFT était là, esprit Maiar malicieux. Scribe habile, il griffonnait des partitions à une vitesse incroyable, avec l’objectif de débarquer un jour sur Terre afin de rejouer l’hymne originel pour nos oreilles mortelles. Écouter "Ummon" c’est entrevoir la toute-puissance de la Création, avec comme matériau central le Divin Riff. Bien sûr, ce dernier n’éclate qu’après le développement d’une multitude d’effets, de plages expérimentales et autres merveilles psychédéliques. SLIFT est un groupe qui prend son temps, et "Ummon" est certainement un des albums qui donne le plus le sentiment d’assister à un jam céleste, les sourires des musiciens en étendard, la sueur en partage et les clins d’œil complices pour seule monnaie commune.

L’artwork rappelle Moebius ou les créations d’Alan Moore, tandis que je fais un rapprochement avec la Genèse du Silmarillion de Tolkien. Autant vous dire qu’à l’écoute de "Ummon", ce sont des visions d’univers fantastiques qui vous assaillent. Le guerrier représenté avec sa large épée donne l’impression de sortir tout droit des esprits fusionnés de Stan Lee et Moebius. On l’imagine surfeur cosmique, chevalier des confins de l’espace, parcourant des nébuleuses sans fin, l’épée et la guitare à portée de main. Dès l’entrée éponyme, on est embarqué à ses côtés. Le voyageur alien fait pleuvoir des riffs légendaires, dans la droite lignée des maîtres du genre Psych Rock. On pense à ELDER, SLEEP, PINK FLOYD, Jimi HENDRIX, KING CRIMSON et HAWKWIND. SLIFT hérite de tous ces grands, il leur rend hommage, leur fait honneur. Comme eux, il fait preuve d’une maîtrise certaine des ambiances, du momentum. Tout dans "Ummon" est d’une précision remarquable, et pourtant, tout donne l’impression déjà mentionnée d’une improvisation permanente. C’est là le génie de cet album exceptionnel, dont les mélodies vrombissent et percent l’espace, soutenues par des lignes de basse superbes et un jeu de batterie impeccable (le long et magnifique développement de "It’s Coming…"). Et c’est sans compter le chant absolument mémorable, dans la veine de tout ce que le Rock 70s a pu produire de plus couillu et spectaculaire.

Le génie de SLIFT réside dans tous ces éléments donc, mais également dans sa capacité à construire un univers à la fois épique, lumineux, cosmique et magique. La production y est pour beaucoup, ainsi que le talent des musiciens pour user de leurs effets. On a rarement entendu fuzz plus fantastique que sur le solo de "Thousand Helmets of Gold" ou reverb plus stellaire. AND SO I WATCH YOU FROM AFAR n’est pas loin, ce groupe incroyable dont le premier essai était une bombe intersidérale emplie de folies stylistiques. À ce titre, SLIFT est un prodige, encore une fois. Il jongle sans mal entre longs périples psychédéliques, morceaux de bravoure Stoner-Psych aux riffs incandescents ("Hyperion") et balades spatiales sans égal ("Dark Was Space, Cold Were The Stars"). L’ensemble brille d’une lumière poétique, comme si SLIFT avait percé les mystères de l’univers après l’absorption répétée de champignons aux côtés de Radagast le Brun, ou à la suite de méditations intenses dans un temple perdu sur un astéroïde en déroute. Car quand résonne "Lions, Tigers And Bears", c’est toute la folie de "Ummon" qui éclate. Dans ce long final homérique, l’art de SLIFT flamboie. Stoner, Doom, Psych, Rock, Kraut, Post, qu’importe : l’on vibre avec eux à l’unisson, la cadence de la batterie souveraine fait régner l’ordre un instant, la guitare est une comète qui s’approche, la basse reste tendue dans l’attente. Puis c’est le final, après un album peut-être trop long pour son propre salut : le guerrier s’étend lessivé, pâle dans son lit céleste où la lumière pleut.

Serait-ce la puissance de la musique pure qui explique la sagesse de SLIFT ? J’aime imaginer ces musiciens en leur terrier, les yeux clos et le sourire béat après dix heures de jam. Plongés dans les méandres d’un son qu’ils ont produit, et qui désormais les dépasse, ils rêvent de mondes en devenir, voyagent sur de grandes étendues astrales, côtoient de près l’Origine de tout. Ils frôlent du doigt l’Unité primordiale, leurs alentours ne sont plus une salle de répétition constellée de tapis et de boîtes d’œufs, mais un ciel immense constellé d’étoiles. Maiar passionnés de notre belle Terre, de notre humanité faillible mais si pleine de potentiel, ils quittent un instant nos horizons mortels et reviennent près d’Eru. Là, assis sur son Trône en pleine gloire, l’Unique écoute avec un sourire paternel les nouveaux riffs de ces êtres qui vivent emplis de son amour.