Dans l'immense œuvre de J.R.R. Tolkien, et en particulier dans "Le Silmarillion", les Numenoréens sont les habitants de Númenor, île volcanique en forme d'étoile à cinq branches qui fut offerte par les Valar, peuple quasi-divin, aux Hommes pour les récompenser de leur combat face à Morgoth. Orgueilleux et épris d'une insatiable soif d'immortalité, les habitants de Númenor se laissèrent influencer par Sauron qu'ils avaient capturé lors d’une guerre en Terre du Milieu. Ayant l'oreille du roi, il l'incita à rejeter le culte des Valar et même à les combattre, s'adossant par là-même au culte de Morgoth. Pour mettre fin à cette guerre, Manwë, le seigneur des Valar, fit déclencher un cataclysme qui submergea l'île et ses habitants. Seuls quelques survivants fidèles survécurent ; ancêtres des Dúnedains, dont Aragorn constitue le plus célèbre représentant, ils fondirent en Terre du Milieu les royaumes de Gondor et d'Arnor. Si Númenor renvoie au mythe de l'Atlantide, c’est aussi le symbole de la corruption, de la compromission et de l'orgueil humains ; cela renvoie également à la nostalgie et à la douleur de la perte. Bref, les sujets de prédilection de nos amis canadiens de NUMENOREAN, qui manient plutôt la métaphore que les références directes à l'œuvre de Tolkien. Ici, il ne sera donc pas question d'Elfes, d'Orcs ni de batailles légendaires, mais des concepts philosophiques de regret, de manque ou encore de solitude.

Le groupe a été fondé en 2011 par deux frères, Byron et Brandon Lemley. Après un premier album, "Home", sorti en 2016, le quintet de Calgary nous offre ici un second opus dans leur Post Black moderne. Rage et mélancolie sont donc au programme de "Adore", avec ses dix titres et ses trois-quarts d'heure très bien produits, proposant de surcroît une pochette que je trouve absolument magnifique. Décortiquons la bête.

Cinq morceaux Post Black de quatre à neuf minutes alternent avec des morceaux de structure : intro, outro et trois interludes. "Nocebo" constitue une très belle entrée en matière. Aérienne et pure, ses chœurs nous transportent immédiatement dans les brumes du Meneltarma, le Pilier des Cieux qui domine l'île de Númenor. Cette entrée éthérée se prolonge dans le premier vrai morceau, "Portrait Of Pieces", avant que surgissent un mur de guitares et un blast beast de toute beauté. Le chanteur Byron Lemley ne se fait pas prier pour venir poser ses lamentations éraillées, fendant l'atmosphère de toute sa rage. "Portrait Of Pieces" se termine dans la violence de ses cris enveloppés progressivement dans des sonorités Drone, laissant l'impression d'une noyade dans un maelstrom dont on ne peut échapper. Douleur et désespoir sont projetés sur l'auditeur, sensation renforcée par le très bel enchaînement avec le morceau suivant, "Horizon" : le groupe ne cache pas ici ses racines Black évidentes, rappelant les productions d’EMPEROR. Le morceau est pourtant plus éclectique, plus moderne dans ses sonorités, proposant un passage à la guitare sèche accompagné de sonorités aériennes du plus bel effet.
"And Nothing Was The Same", morceau interlude planant et méditatif, sert de charnière entre "Horizon" et "Regret". Ce dernier est le titre le plus Postcore de l’album : le chanteur livre une très belle performance, pleine d'émotion et de fureur. Au cœur de l’album, "Stay" constitue un interlude calme et d'une grande sensibilité, aux sonorités fines et recherchées. Brandon Lemley montre ici toute l'étendue de sa palette vocale.

L'éventail stylistique du groupe est large, ce que NUMENOREAN montre notamment avec "Coma". Très atmosphérique et construit autour d’une structure Black, le titre renvoie également à des influences plus modernes qui pourraient être rapprochées de GOJIRA. Très entraînant, le morceau se termine dans la douceur de quelques notes de guitare qui s'enchaînent très bien avec l'ultime interlude, "Alone". Encore une fois, ce n'est pas un ajout superficiel : "Alone" consolide l’atmosphère nuancée de l’album et permet encore au chanteur de partager quelques paroles avec sa voix claire.
L’album touche déjà à sa fin. "Adore", le titre éponyme, démarre plutôt dans le calme, comparativement aux autres titres de l'album. La batterie de David Horrocks est encore une fois très présente et vient bien rythmer le début du titre, avant que le groupe ne propose une belle envolée instrumentale. Le morceau, où les chœurs masculins accompagnent très bien le chant de Byron Lemley, est le plus accessible du disque, mais aussi le plus éclectique, à la fois délicat – avec ce passage acoustique (3'34) suivi d’un riff Rock particulièrement bien senti (4'03) – et violent, symbolisé par ce riff black et aérien (5'16). "Adore" est le point fort de l’album, car il en reprend l'essence : un subtil équilibre entre des passages lourds et agressifs et des phases plus mélodiques. Le morceau finit comme il a commencé, dans la douceur. L'album aurait pu se terminer là-dessus. NUMENOREAN le clôt toutefois avec un outro acoustique et instrumental, "Ddhs" qui fait écho à "Nocebo".

Touchant et éclectique, l’album "Adore" réussit parfaitement l’assemblage du Black et du Post Metal en réunissant le meilleur des deux sous-genres, ce qui se reflète bien dans la plupart des titres. Si, à la première écoute, certains enchaînements entre morceaux et interludes peuvent donner l’impression de casser le rythme de l'album ("And Nothing Was The Same", "Ddhs"), ils apportent en réalité une belle plus-value, proposant des moments de respiration, voire de méditation, certains mettant en avant le timbre rugueux du frontman ("Stay" et surtout "Alone"). Bref, foncez écouter cet album travaillé et cathartique, sortant clairement des clous stéréotypés de certaines productions de Post Black. NUMENOREAN étale ici sa maturité. On attend la suite !