L’été arrive. Il est temps de remballer le camp. Notre territoire d’hiver deviendra bientôt une véritable fournaise. La longue marche vers notre territoire d’été sera aussi l’occasion de mettre à l’épreuve l’endurance des louveteaux. Malheureusement, le Grand Chaman de la Meute, seul membre du clan apte à choisir le moment du départ, affirme que notre "zone chaude" est hantée. Dans nos croyances, l’univers est constitué de dimensions différentes et parfois, certaines se confondent avec la nôtre, attirant des entités curieuses. Obéissant à ses sages conseils, l’Alpha, notre chef, m’a choisi, moi, son potentiel successeur, pour accompagner les mystiques. Mon rôle est d’assurer que personne ne vienne troubler le Rituel de Bannissement.

C’est la nuit lorsque nous arrivons enfin à destination. Des frissons me parcourent tout le corps. Je pose ma lance sur le sol rocheux lorsque le Grand Chaman s’approche. Il m’explique que le rituel dure 42 minutes et qu’il est scindé en quatre "mouvements". Théâtral, il pose ses deux pattes digitigrades sur un piédestal et écarte les bras, ouvrant son corps aux énergies maléfiques.

La première partie "Intention" commence lorsque les ténèbres s’épaississent. Le sage loup s’assied en tailleur, droit et immobile. Un sentiment d’oppression m’étreint et j’étouffe tandis que résonnent à mes oreilles d’étranges résonances. Un par un, les mystiques, armés d’instruments, viennent former un cercle autour du grand maître. La musique est un élément essentiel de la transe, l’état de conscience permettant de communiquer avec les êtres invisibles. Les notes cinglantes des guitares s’élèvent en premier, ensuite viennent les hochets. Puis, les percussionnistes avec leurs tambours. Mon corps, tout comme celui de notre chef spirituel, se balance d’avant en arrière. En dernier arrive le flûtiste. C’est un jeune chaman encore en formation. Malgré sa jeunesse et son inexpérience, il participe à la cérémonie : c’est pour lui un grand honneur ! La mélodie émanant du bois de sa flûte me permet de me détendre. Lorsque le Grand Chaman s’immobilise, ses confrères récitent une incantation gutturale incompréhensible pour un profane comme moi. Ils s’emparent des instruments sacrés de la Meute, "Metal", comme disent les anciens.

La seconde partie, "Déclaration de Volonté", débute, et au balancement du corps se rajoute celui de la tête grâce à des combinaisons d’accords bien lourds, bien lents : des "riffs doomesques" dans notre dialecte tribal, entrecoupés d'une litanie déclamée par notre chef spirituel. Sans doute s’adresse-t-il à l’esprit malveillant. Les guitares deviennent stridentes avant de se taire. C’était court, mais plaisant.
Seuls les tambours résonnent lorsqu’arrive "Le Chant de l’Esprit Captif". Le démon répondra-t-il à l’appel ? Le rythme hypnotisant et linéaire, le chant des mystiques, suffiront-t-ils à l’attirer ? Oui. Sa voix d’outre-tombe et ses grognements se répercutent entre les montagnes. Le Grand Chaman, en transe, réplique d’une voix tout aussi éthérée. Ses incantations blessent le démon qui crie et se lamente.
Les poils de mon échine se hérissent alors. Le corps du mystique se raidit soudainement. Les gémissements de celui-ci m’effraient. Le monstre vient d’en prendre possession ! Le jeune flûtiste porte alors son instrument au bout du museau et joue une douce mélodie. Le démon s’affaisse en haletant, apaisé.

Le quatrième mouvement débute alors, "Le Bannissement Final". L’un des chamans saisit sa guitare acoustique et joue des notes solennelles tandis que le débat spirituel se poursuit à l’intérieur du vieux sage. Les deux voix, parfois, se mélangent. Soudain, le silence. Je n’entends plus que le vent et de lointains murmures. L’entité démoniaque serait-elle partie ? Non ! L’atmosphère oppressante revient. Des sonorités distordues s’élèvent. Le corps du sage gesticule de manière désordonnée, ses râles se mélangent à la voix désincarnée du démon. Ils luttent. Et souffrent. Si l’ennemi remporte la bataille, c’est toute la meute qui est condamnée. L’air est rempli d’une tension parfaitement perceptible.

Un immense frisson parcourt mon corps lorsque la lueur de la pleine lune dissipe enfin les ténèbres ! Un chœur féminin, provenant tout droit de l’au-delà, aspire l’être malveillant. Notre Grand Chaman ouvre les yeux. Le jeune aspirant se tourne vers moi, les yeux brillants.
"On a réussi, j’ai réussi ! Tu as vu ça ? Tu feras un bon rapport à l’Alpha ?"

Amusé et attendri par son comportement qui contraste avec l’attitude froide et silencieuse de ses confrères, je tapote sa tête, entre ses deux oreilles canines.
"Ha, ça… le rapport. J’ai oublié, avouais-je en me grattant le front d’un index griffu.
— Ce n’est pas sérieux de la part d’un potentiel successeur de l’Alpha ! ria-t-il, joyeux et taquin.
— Je viens d’assister à une véritable cérémonie et si je ne prends que ce point-là en compte, quatre étoiles sont méritées. Néanmoins, l’Alpha préfère les parties Metal. Or, celle-ci n’a duré que quelques petites minutes. Le reste s’apparente à du drône et à de l’ambiant.
— Pour vraiment apprécier ces 42 minutes psychédéliques et ne pas s’ennuyer, il faut les vivre. Ceux qui n’ont pas cette chance doivent les imaginer !
— C’est ça, petit. Ceci dit, cette ode aux cultes de la nature est très difficile à noter. Il faut se faire une idée par soi-même."