Sans mauvais jeu de mots, le Funeral Doom est un genre plein de ressources. Partir de THERGOTHON pour en arriver à ABSTRACT SPIRIT, c’est bien la preuve que le genre a su reste fidèle à ses origines rocheuses et désespérées, tout en réinventant sa tenue et sa substance. Et puis entre temps, on a eu le romantisme suprêmement délicat de FUNERAL, on a continué vers la cathédrale noire SKEPTICISM, les forêts mortes et oniriques de SHAPE OF DESPAIR et la beauté clinique et glaciale de LONGING FOR DAWN. Tant de projets musicaux qui ont tous une particularité, mais qui tiennent à tout prix à garder cet on-ne-sait-quoi de suffocant, cette lenteur pachydermique poussée à l’extrême, ces textures rugueuses qui pourraient venir du Léthé ou des limbes de l’inconscience post mortem.

Aujourd’hui, avec son deuxième album, ABSTRACT SPIRIT confirme sa singularité dans les paysages funestes d’un genre particulièrement exploré, mais souvent bâclé. Les russes d’ABSTRACT SPIRIT ont compris qu’il ne suffisait pas d’enchaîner de gros riffs plats et balourds pour créer une ambiance, mais qu’il n’était pas non plus suffisant de les envelopper dans des claviers affriolants pour dégager une ambiance digne de ce nom. Qu’en est-il de "Tragedy And Weeds" ? C’est la valse funéraire. D’ailleurs, "Funeral Waltz" est le titre du deuxième morceau de l’album, comme signature définitive d’une unicité Doom, la revendication d’une identité que personne n’avait vraiment explorée jusqu’alors chez les Doomsters. Quel est ce son de cuivre grotesque qui parcourt tout l’enregistrement ? C’est comme un souffle sardonique qui fait de la marche funèbre d’ABSTRACT SPIRIT une danse méchante et cruelle, sourire défait, déformé, quelques pas faussement légers qui nous mènent vers le fond du gouffre. Le choix de ce son bizarre, trompette d’un dies irae monolithique et étouffé, est mobilisé très fréquemment au cours de l’album, toujours avec une justesse incroyable. Il laisse parfois la parole a des chœurs spectraux et dégénérés qui n’ont rien de religieux, ou une matière de guitare légèrement sludgy très pertinente. Dans "Crucifixion Without Regret", entre les murmures Death caverneux de chez caverneux, les cris putrides qui lorgnent un poil vers le Black, les leads qui tournoient vicieusement, les orgues, les monstres qui chuchotent, les trompettent qui se moquent, les cymbales qui éclaboussent de liquide post mortem le pauvre auditeur, on assiste à un ensemble merveilleusement en place : tout ici est millimétré, et magie des magies, arrive à emmener l’auditeur dans les contrées mortifères voulues. Sans l’égarer, sans l’ennuyer. Le laissant juste ahaner d’effroi.

"Tragedy And Weeds" ne laisse pas vraiment de place à la mélancolie. Sa vision du funèbre est sarcastique et sans espoir, et la tristesse serait trop belle et optimiste, elle laisserait trop de place à la beauté des sentiments ; à un apitoiement qui n’existe pas pour ABSTRACT SPIRIT. Non, "Tragedy And Weeds" est juste une descente dans des limbes noirs et sans retour, et la démonstration d’un orchestre superbement harmonisé, qui glisse avec sagacité sur les chemins de l’insupportable et de l’indicible. L’intro écrasante de "Face The Nightmare", ses lueurs acoustiques en décomposition qui tentent de se frayer un chemin dans l’abîme, ses lugubres nappes de chœurs froids, son chant Death impérial d’austérité : voilà des éléments qui s’unissent brillamment, mais qui sont en plus motivés par une intention vraie, une authentique détresse.

C’est un album long et sinueux, sans aucune lumière – si ce n’est le méandre épique de "Sepulchral Winter", encore que ces rayons filtrés ne soient pas dénués d’un certain poison –, qui s’écoute dans son ensemble, qui trouve l’équilibre presque parfait entre claviers et rugosités Doom Extrême, et qui n’a pour seul défaut que le titre "Wrapped In Solitude", un peu moins indispensable que les autres – quoique très bien fait, bien sûr. En gros, ABSTRACT SPIRIT ajoute sa pierre à l’édifice Horror Doom d’une manière magistrale et personnelle. "Tragedy And Weeds" est plein de reliefs et de variations, sans manquer d’homogénéité ; et les amateurs de plus en plus nombreux de ce genre fascinant qu’est le Funeral Doom sont, cette fois-ci, obligés de se pencher sur cette nouvelle sortie de Solitude Productions. Ils pourraient ne pas en revenir.

4,5/5.