J'étais assis à la terrasse de mon pub favori, attendant mon pote Sam en buvant une stout au miel des plus délicieuses. Je commandais la deuxième en me faisant la réflexion qu'il était en retard, comme d'habitude, lorsque je le vis surgir au coin de la rue, rouge et transpirant, qui brandissait quelque chose dans sa main levée. Il arrêta maladroitement sa course en se cramponnant à la table et manqua de peu de renverser ma bière aux effluves de caramel. Sans reprendre son souffle il posa ce qu'il avait dans la main sur la table, tomba assis sur la chaise que j'avais placée derrière lui et tapota de son index trois fois le boîtier en plastique carré sur la table: "ASCENDIA, ils sont canadiens ! C'est leur premier album, mec, et c'est peut être mon album de l'année !".

Sam continuait de parler de son album, qu'il avait repris dans la main et qu'il agitait frénétiquement devant moi. Il avait déjà énuméré tous les membres du groupe, les noms des chansons, l'origine de Toronto du groupe, qu'il jouait du Power Symphonique à tendance progressive et j'en passe et des meilleures, mais n'avait toujours pas prêté attention à la jolie serveuse, Laura, qui voulait prendre sa commande. J'attrapai l'album de sa main et lui demandai de commander à boire. Visiblement contrarié par l'intérêt que je portais à Laura plutôt qu'à sa musique il se contenta de maugréer: "La même chose...".

Je profitais du fait que Sam soit calmé pour observer la pochette en noir et blanc de l'album. Plutôt classe il faut l'avouer. Je l'avais à peine retourné pour lire les titres au dos qu'il reprit de plus belle alors que Laura posait sa bière sur la table : "Tu dois absolument écouter ça au plus vite ! Tiens prends mes écouteurs !". "On va plutôt faire comme ça !" l'interrompit Laura en attrapant le disque de mes mains et partit fièrement l'insérer dans le lecteur du pub.

J'écoutais d'abord distraitement ce qui passait, en essayant de commencer une discussion sur un autre sujet avec Sam, mais chaque fois il maugréait une demi réponse et faisait un signe de la tête vers le haut, pour me signifier d'être attentif. J'écoutais donc, sans conviction, jusqu'au moment où Nick Sakal commença à chanter. Sa voix était tellement puissante, colossale, un mélange entre Russell Allen et Geoff Tate, un peu plus grave encore. Elle m'emmena au travers des morceaux, tantôt modernes, tantôt plus classiques, mélodieuse et douce ou rugissante et agressive. Que je sois malmené par un passage rythmé ou ému par un passage plus tendre, elle m'ouvrait ses bras mélodieux dans chaque refrain. L'album se termina sur une ballade acoustique du plus bel effet, confirmant les talents extraordinaires du chanteur.

"Mouais, c'était pas mal", nous dit Laura en reposant le boîtier sur la table. Sam sourit, il était satisfait de remarque apparemment. J'allais peut-être le faire déchanter.
" - Ouaip, pas mal, mais pas exceptionnel.
- Comment ça, pas exceptionnel, il est où ton problème ?
- Difficile à dire, on se laisse facilement entraîner par la super voix du chanteur et le clavier qui souligne les émotions et appuie les ambiances...
- ... ouais ! Le clavier ! Maestro qu'il se fait appeler, c'est pas pour rien !", m'interrompit Sam.
"- Mais les autres, ils sont transparents. Ils jouent bien, mais ils sont complètement éclipsés par le chant.
- Mais, tu veux dire quoi ?". Je commençais à sentir de l'inquiétude dans sa voix.
" - Que sans eux la musique serait bonne quand même !
- Comment?". Sam commençait à devenir rouge et à transpirer. Apparemment il ne s'attendait pas à ce genre de remarque. Je poursuivis:
" - C'est simple. Prends la ballade acoustique "Starlit Eyes". Il n'y a que le chanteur et une guitare sèche, et ça fonctionne fichtrement bien. On trouve le même sens de la mélodie, beaucoup de feeling, une excellente construction et tout ce qui marche dans les autres morceaux.
- Et tu dis qu'ils auraient dû faire un album acoustique, en fait ?
- Pas forcément, et ce n'est pas forcément négatif, leur compositions vont droit au but, peu importe le sentiment qu'elles partagent, peu importe leur feeling, peu importe leur agressivité, il y a une ligne rouge qui tient le morceau en place, et c'est toujours cette voix. Pour vraiment être exceptionnel, il aurait fallu appuyer plus sur la guitare, mettre plus de solos, lui laisser plus d'espace."

Sam semblait au bord de la crise d'asthme. Bon, il n'avait jamais été réceptif aux commentaires sur ses albums favoris. Ses membres semblaient agités de spasmes. J'avais un peu mal au cœur pour lui d'y être allé si directement. Je voulais donc le calmer un peu:
"- Ça reste le seul point faible que je trouve à ton disque, hein. Il en reste très bon, surtout pour un premier album. Le morceau titre "The Lion And The Jester" est génial et prenant avec ses changements d'ambiance assez intenses. "At The End Of It All" attire l'attention dès le début de l'album avec son rythme tribal et "The Song You Deserved" et son piano m'ont arraché des frissons.
- Mais donc t'as aimé ?
- Bien sur !
- Si tu devais noter ?
- J'irais pour un 3,5/5 arrondi facilement à 4 pour la force des mélodies.
- Ah je savais bien que t'allais aimer!"

Sam était apaisé, ça n'avait pas été trop dur. Il aurait pu choisir pire. L'après midi touchait à sa fin et le soleil avait déjà disparu depuis de longues minutes derrière les toits qui surplombaient la terrasse. Nos verres étaient vides. Il allait falloir agir.

"Hé Laura ! Si on vient s'asseoir au bar, tu nous le remets une fois le disque ?".