Manchester, dans les années 70, était une ville sinistrée (certains diront qu’elle l’est encore au vu des résultats footballistiques des deux gros clubs de la ville cette année), qui allait grandement être sacrifiée par les réformes de Thatcher. Un vivier idéal pour les groupes de Punk, sauf que la scène mancunienne différait énormément de la londonienne. Alors que Pete Shelley et Howard Devoto, fans de la première heure des SEX PISTOLS, s’arrangent pour faire venir la bande à Johnny Rotten dans leur ville, plusieurs futurs musiciens influents de la scène vont assister à ce concert. Ian Curtis de JOY DIVISION aura été présent, par exemple et son expérience provoquera un grand chamboulement dans l’univers Rock. Shelley et Devoto, eux, vont former les BUZZCOCKS et leur vision du Punk se fera nettement moins politique et nihiliste, y en a d’autres qui s’en chargeaient déjà.

Si Devoto quitte le groupe avant la sortie du premier album pour aller fonder MAGAZINE et plonger dans un spleen proche de celui de Curtis, il aura participé à l’écriture de cet "Another Music In A Different Kitchen" devenu rapidement un classique du genre. Loin de cracher sur ce qui a été fait avant d’un point de vue musical (Shelley appréciait des combos comme T.REX par exemple), les BUZZCOCKS vont marier des mélodies Pop à la BEATLES ou un peu plus musclées façon The WHO avec l’urgence du Punk et ainsi obtenir une espèce de formule magique qui fera des émules. Si aux USA les RAMONES avaient plus ou moins bricolé la même chose avec leurs références à eux, les ‘COCKS sonnent très britanniques, mais on peut déjà entendre à travers certains titres comme "I Need" qu’un certain Billie Joe Armstrong n’a pas été indifférent à cette musique.

Bien que le line-up ait été monté très rapidement pour assurer quelques concerts, le groupe parvient à se créer un style quasi définitif dès le départ. Les guitares sont incisives, elles sont moins rugueuses que ce que l’on pouvait trouver chez les PISTOLS et les 999 par exemple, la basse tient bien son rôle, elle est présente mais elle ne se démarque pas outrageusement comme cela sera le cas chez JOY DIVISION, la batterie est bien présente et peut sonner de façon très Metal sur certaines compositions. Écouter "Another Music In A Different Kitchen" suffit à tordre le cou à cette réputation qu’un Punk ne sait pas jouer. Enfin, ce n’est pas toujours vrai (là, je louche du côté de Sid Vicious). Et qu’offre donc cette formation ? La réponse est simple : une bombe.

On se fout que le chant de Shelley soit approximatif : il fait partie intégrante du charme des BUZZCOCKS, c’est une marque de fabrique à part entière. Puis sérieusement, ce n’est pas un peu ce que l’on attend ? En tout cas, il dégage beaucoup d’énergie et les chœurs s’intègrent parfaitement, dégageant souvent un joli sentiment d’urgence. Mais surtout, il s’intègre parfaitement dans un album exceptionnel. Pour un coup d’essai, "Another Music In A Different Kitchen" est un coup de maître. Chaque morceau est bien à sa place, il n’y a pas de temps mort et si certains peuvent rester dubitatifs devant "Moving Away From The Pulsebeat", il est difficile de nier que le morceau est relativement culotté, du haut de ses sept minutes et de son expérimentation instrumentale.

Mais le point d’orgue de ce disque est sans conteste "Autonomy", un véritable brûlot Punk bien vindicatif. Mais là encore, c’est l’instrumental qui attire l’oreille du Metalleux. Cette cavalcade de guitare ? Mais… On dirait du UFO ou ce que fera IRON MAIDEN de façon plus épique quelques temps plus tard. Et cette rythmique ? Elle bétonne grave cette rythmique ! Même le chant de Shelley se fait un peu plus inquiétant. Un des morceaux parmi les plus efficaces qui soient, qui se nourrit d’influences bien rugueuses pour offrir un résultat tranchant comme une lame de rasoir. On ne peut décemment pas résumer le reste de l’album à ce seul titre, mais il sort clairement du lot.

Les grosses influences Pop font également que ce disque se veut bien moins bordélique que d’autres sortis dans le genre à la même époque. Il est même plutôt bien produit et se laisse dompter très facilement. Le groupe manie une certaine forme d’humour typiquement anglais ("Fast Cars", "Fiction Romance") tout en pointant du doigt la détresse d’une jeunesse britonne de plus en plus désœuvrée ("I Need"). Shelley insère également des clins d’œil à ses héros musicaux dans certaines compositions, mais toujours de façon à ne pas dénaturer l’esprit du morceau ("Sixteen" et sa partie noisy héritée du VELVET UNDERGROUND dont Shelley était particulièrement friand). Mais surtout, il y a cette fraîcheur, cette spontanéité, qui font de "Another Music In A Different Kitchen", mené par le single "I Don't Mind", un disque profondément attachant.

Les BUZZCOCKS allaient donc donner un premier coup de pied dans la fourmilière du Punk anglais. Ici, l’esprit No Future n’est pas là, les crêtes non plus (c’est tout juste s’ils ont les cheveux en bataille sur la pochette). Les Mancuniens allaient sans le savoir faire date et devenir fédérateurs. À travers des morceaux souvent très courts, ils distillent l’urgence du mouvement Punk, tout en y soufflant une inspiration plus Pop parfaitement maîtrisée et ce faisant, ouvrent de nombreuses portes. Certes, tout cela ne se verra pas tout de suite, les années 80 passeront par là et tenteront de balayer tous les jalons posés ici, mais pas mal de groupes des années 90 paieront leur dû à ce disque ainsi qu’au suivant, le tout aussi bon "Love Bites".