Très tôt après la genèse de Floride, le death metal est passé à un stade d'industrialisation avancé. Des dizaines et des dizaines de formation naîtront d'une volonté de gavage de l'auditoire. Trois années clé : 1991 et le début de la production en série, perfectionnée en 1992 pour atteindre des cadences phénoménales. En 1993, implosion naturelle, surutilisation de l'outil productif et rapide désaffection de la clientèle. Accompagné de l'apparition d'une concurrence intraitable venue de Norvège.

Orchestre québécois, GORGUTS voit le jour en 1989, alors que le mouvement death atteint déjà sa plénitude artistique. Et deux ans plus tard, "Considered Dead" arrive dans les bacs. Produit industriel qui obéit aux règles très strictes de l'entreprise. Scott Burns produira le disque, l'enregistrement et le mixage se feront aux studios Morrisound de Tampa (avec tout ce que cela implique sur le plan sonore, du gras, du surcompressé, du mécanique). La pochette sera illustrée par Dan Seagrave, le virtuose James Murphy posera un solo (certainement pas son meilleur) sur le dernier morceau de l'album ("Innoculated Life"), le cadavre mangeur d'hommes Chris Barnes grognera en retrait sur trois autres titres ("Bodily Corrupted", "Rottenatomy" et "Hematological Allergy").
Et Luc Lemay dans tout ça, le fondateur, guitariste et chanteur ? Et Sylvain Marcoux, et Eric Giguère, et Stéphane Provencher, ses partenaires musiciens ? Leurs envies artistiques bridées par le conseil d'administration de l'usine, ils exécutent la partition comme de simples ouvriers smicards auxquels on refuse tout droit à l'initiative.

Et il faut connaître le futur du groupe, et il faut une sacrée attention pour comprendre que cette galette a priori horriblement générique constitue pourtant le prélude à de grands, à de très grands moments de brutalité musicale. Déjà pointent derrière une timidité maladive une once d'intelligence rythmique, l'attirance pour des riffs tranchés, un goût rare pour l'instrument électrique aux quatre cordes. Sans jamais oser aller à contre-courant du cahier des charges exigé par la direction, le quatuor canadien, peut-être même inconsciemment tant cet ouvrage, si l'on fait abstraction du nom de son auteur, fait état d'une infinie banalité, laisse transpirer une demi goutte de créativité et de personnalité.

"Considered Dead" plaira, oui. Aux fous de GORGUTS qui se laisseront aveugler par un amour qui leur pétrifiera la raison. Aux dingues de sons death, toujours plus gourmands, boulimiques du même plat resservi à volonté. A quelques personnes à la tête plus froide, doués d'un sens de l'analyse incroyable, véritables maniaques du détail.
Et il y a tous les autres. Ceux qui n'aiment pas le death ne lisent pas mes mots, ceux qui apprécient l'innovation iront voir du côté d"Obscura" ou "From Wisdom To Hate". Les amateurs censés de sons de la mort se jetteront sur "Erosion Of Sanity". Et ce premier essai un peu malencontreux, cette case départ chargée en poncifs disparaîtra vite de la grande majorité des esprits.
A grand groupe, démarrage difficile. Il ne pouvait en être autrement lorsqu'on choisit la pire des périodes (hmm, un an plus tard et on atteignait le summum de la poussivité) dans une discipline au sein de la concurrence est surreprésentée. La concurrence surreprésentée ? Pardon, les rayons du supermarché plein à craquer.