L’Homme aux Allumettes était seul, immobile devant les sept sarcophages translucides dont le liquide légèrement fluorescent éclairait faiblement la petite salle souterraine située au fin fond des entrailles du Pentagone. Des corps inanimés flottaient mollement dans chaque réceptacle et seules les petites lumières clignotantes disposées sur leurs bases semblaient révéler un quelconque signe de vie. Gardien de (trop) nombreux secrets depuis plus d’une trentaine d’années maintenant ; exécutant des plus basses œuvres dont certaines avaient ni plus ni moins constitué à abattre un Président, l’Homme aux Allumettes était un serviteur efficace, sans remords et surtout, qui avait adhéré corps et âme au plan d’un Consortium planétaire dont l’autorité et l’ambition dépassaient largement celles de ces petits états-nation hérités de l’âge moderne. Ce comploteur zélé avait cependant une particularité assez rare aujourd’hui. Il n’aimait pas la musique… Il ne l’avait jamais aimée.

"- Fichus détecteurs de fumée… je ne peux même pas m’en griller une !"
"- Quand je pense que ces immondes larves galactiques comptaient nous leurrer avec cette bande de beatniks décérébrés et leur cacophonie pour débiles urbains… Misère. Comment nous considèrent-ils donc ?"

Plusieurs années avaient été nécessaires, ainsi que la vie de quelques subalternes, pour mettre à jour Le Plan dans sa globalité.

"- Courant 2009, sept obscurs traîne-savates musiciens auto-proclamés ont été discrètement kidnappés… du genre premier prix de conservatoire mais incapables d’affronter la vraie vie et de trouver un boulot digne d’un Américain. Après qu’on ait grillé le peu de cervelle présente dans leurs caboches insignifiantes pour le remplacer par un truc dont ces limaces spatiennes avaient le secret, les voilà t’y pas réapparaître dans le New Jersey pour fonder un groupe au nom aussi improbable que ridicule comme THANK YOU SCIENTIST mais surtout à proposer une musique qui enflamme aussitôt tout le continent tant par sa chaleur que par sa perfection!

Ces clodos sans avenir, transformés en compositeurs géniaux, brisent alors tous les cadres en mêlant les sonorités groove-funk d’une voix digne du Roi de la Pop à des riffs / soli ciselés et divinement décapants arrimés à un duo de cuivres zigzagant aidés en cela d’un violon pour voltiger ensemble joyeusement sur des structures tour à tour empruntées au Metal Prog’ classieux, au Jazz fusion acrobatique ou encore à de la Soul-Pop pleine de feeling. Des types que personnes ne connaissaient ! THANK YOU SCIENTIST ne respecte rien et brûle allègrement tous les feux rouges avec sa musique colorée, bondissante, technique mais sachant fichtrement être hargneuse et virevoltante à souhait. Logiquement, à la sortie de leur premier album studio en 2012, emblématiquement nommé "Maps Of Non-Existent Places", tous ces abrutis de critiques et autres chroniqueurs de tout poil applaudissent des deux mains et crient au génie ! Confondant… Personne ne subodore l’imposture… Comme si le talent et la science du jeu collectif vous tombaient dessus comme un gros rhume !

La même séquence nombrilo-affligeante se répète quelques années après, quand THANK YOU SCIENTIST sort son second album studio (dont la pochette martienne pourrait même mettre la puce à l’oreille à un aveugle démocrate quant à l’influence que subissent ces décérébrés!) intitulé "Stranger Heads Prevail" (2016) et contenant une musique dont la perfection n’a d’égal que la richesse et qui reprend très talentueusement les influences ainsi que la virtuosité déjà citées… Le hasard ne frappant jamais à la même porte, il était plus qu’évident que quelque chose de plus important qu’une simple facilité de composition, ou même un talent collectif avéré, se tramait avec ces inconnus désespérément chanceux… Ce tapage incompréhensible ayant même attiré l’attention de nos chers agents fédéraux Bulder et Ksully qui ne sont néanmoins pas parvenus à en savoir davantage ni même à en rassembler un début de commencement de preuve."

Perdu dans ses pensées amères, l’Homme aux Allumettes ne vit qu’au dernier moment la silhouette sortir de la pénombre et venir le rejoindre devant les sept sarcophages liquides. Le Maître du Consortium avait également ses entrées dans le saint des saints des opérations tordues. Il posa une main apaisante sur le bras du mercenaire alors que celui-ci avait déjà empoigné son arme.

"- Du calme mon vieil ami… ne dit-on pas que la musique adoucit les mœurs ? Mais, c’est vrai, vous détestez la musique… ce qui ne nous a pas semblé d’une importance opérationnelle vitale jusqu’à aujourd’hui." Son sourire était forcé mais son ton resta calme.
"- Et pourtant, quel plan génial ! Nos amis d’outre-espace nous ont gâtés : atteindre et convertir la population terrienne par la seule chose vraiment consensuelle et universelle qui lui reste aujourd’hui. La musique ! Faire accepter l’idée d’une colonisation extra-terrestre avant même que celle-ci ne soit réellement déclenchée… Tout cela par le mélange idéal d’une musique réunissant ce que tous les styles les plus connus ont de meilleur… et faire accepter l’idée de l’impossible, du pouvoir de repousser les frontières du crédible... Grandiose !

- Et pourtant, nos sept virtuoses improvisés, chiffre fixe malgré quelques changements d’identités sûrement commandés par les circonstances, ont fini par pêcher par excès ! Leur dernier opus en date, le bien nommé "Terraformer" sorti en juin 2019, en est la preuve vivante : poussés à composer sur un niveau toujours égal de perfection instrumentale, d’une voix sortie tout droit du Temple de la Funk sachant si bien se marier à des lignes rythmiques inimitables, riffées et alambiquées à ravir… cette musique unique, déployée sur plus d’une heure vingt au travers d’un double album aussi riche que coloré… n’atteint pas son but. Les oreilles humaines ont leurs limites : THANK YOU SCIENTIST n’en tient pas compte et outrepasse allègrement les frontières de l’endurance face à une telle qualité ! Nos scientifiques, même les plus mélomanes, n’ont pas tenu la distance et ont renoncé avant le terme des treize titres qui se bousculent sur "Terraformer". Forcés par leurs hôtes, ces sept génies ont finalement enfanté d’un monstre qui annule la raison même de leur mission : la séduction à l’étrange."

Le petit homme passa un rapport confidentiel, mais surtout très épais, à l’Homme aux Allumettes.

"- Tenez et lisez-le si vous en avez le courage. Tout en étant toujours aussi géniale, cette musique addictive s’écroule pourtant sous son propre poids : lignes improbables, soli combinés entre cuivres et guitares, breaks imprévisibles et ultra-synchronisés, bridges tourbillonno-accélérants, ruptures rythmiques et stylistiques à foison… tout y passe et bien plus encore. C’est une véritable leçon de haute voltige instrumentale couplée à un feu d’artifice de feeling… bien plus que ce que l’esprit d’un quidam puisse encaisser! La recette idéale aurait sûrement constitué à limiter le tir aux seules vraie perles qui habitent ce double-album : le magistral et tabassant "Swarm" avec sa ligne rythmique introductive si percutante, son refrain hyper catchy puis ses soli cuivres/guitare entremêlés, le nerveux mais sachant rester divinement groovy "FXMLDR" fort de sa basse ensorcelante puis de son solo saxo qui monte dans les tours, ou encore le long et obsédant "Everyday Ghosts" dont la première partie aux relents Funk déboule sans prévenir sur un solo guitare de l’espace puis vers une fin en apothéose marquée par des riffs bourrins à ravir… Le plus volontaire de nos spécialistes y aurait même ajouté un chouia de "Life Of Vermin", morceau en faux plat Jazz mais qui monte vite dans une tension poignante et qui finit en ambiance marteau-pilon, ainsi qu’une pincée de "Son Of A Serpent" dont le crescendo bien ficelé conduit à un final en apothéose avec des chœurs ! Plus de morceaux serait risquer l’overdose."

"Rassurez-vous mon ami ! Ces ovnis musicaux ont loupé leur opération de séduction des masses ! Seuls quelques adorateurs indécrottables se relaieront leurs offrandes successives de manière confidentielle. Remettez-les en liberté ; les risques sont quasi nuls. Que nos amis des étoiles n’en sachent rien." Il s’esquiva aussi rapidement qu’il était apparu.
De nouveau seul, l’Homme aux Allumettes, estimant que le risque restait quand même assez élevé (3/5), mais ayant pris l’habitude d’obéir aux ordres, finit par s’allumer une bonne cigarette… en se moquant éperdument des détecteurs de fumée.

- prodigieux : "Swarm",
- spatial : "Everyday Ghosts",
- tendu : "Life Of Vermin".