L’art est avant tout une création. Il peut ensuite flatter nos sens et notre âme ou bien les heurter, mais c’est avant tout un acte qui consiste à concevoir, imaginer et développer sans que l’on puisse toujours en garder le contrôle : on part d’un vieux carnet et d’un crayon mal taillé dans un square pour aboutir à une symphonie interprétée par un grand orchestre symphonique dans une salle vertigineuse au plafond constellé d’étoiles… On commence à écrire des poèmes sur son vieil ordinateur pourri dans une chambre biscornue sous les toits et l’on accouche d’un manifeste qui enflammera les médias et fera descendre toute une génération dans la rue… l’art est par nature incertain, et qui plus est, il dépend de nombreux facteurs que son auteur lui-même est loin de maîtriser…
Si l’on ajoute à cela que notre propension à la création artistique peut qualitativement varier du générique des Bioman à la guitare divinement Blues de Gary MOORE en fonction de conditions extérieures à nous-même (évènements heureux ou à l’inverse dramatiques, crise sanitaire ou écologique !) venant forcément influencer, tordre ou détendre ce que nous sommes… Et ben on se rend compte que l’on ne maîtrise finalement pas grand-chose et que l’art, en plus d’être foutrement subjectif, se veut également totalement aléatoire !

Graham Keane c’est d’abord un mec cool (il est guitariste et irlandais !) qui se veut indiscutablement un artiste pure souche. Jeune Irlandais exilé dans une école de musique britannique, il en revient diplômé mais surtout convaincu que son avenir de gratteux n’a d’espoir que sur son île natale ; terre si aride à son Metal Prog/Technique de prédilection. Alors, oui, c’est vrai, il a déjà participé comme chanteur à un combo local sur Dublin (DJINN), mais notre coco en a beaucoup sous la casquette et il se voit alors plus comme un zicos solitaire et chef d’orchestre conceptuel que comme hurleur de seconde zone… même avec des potes ! En attendant, il donne des cours de guitare et commence à gribouiller dans un coin de son esprit les éléments épars qui construiront "Abject Tomorrow" : nous sommes en 2010 et Graham ne s’en fait pas de trop tant qu’il tient sa guitare et qu’il peut jouer. Mais la vie se charge souvent de rappeler à l’ordre les gens heureux ou sans problèmes : l’épouse de Keane se voit diagnostiquer un cancer et c’est plutôt la douche froide pour notre musicien qui, en prenant cette grosse lourde dans son nez, se souvient également de son humanité et des limites y étant associées. C’est donc un Graham bousculé et meurtri qui va ainsi se lancer courant 2013 corps et âme dans son projet conceptuel en contactant moult instrumentistes pour l’aider à construire cette aventure musicale et surtout en tirant le diable par la queue durant quatre longue années pour la financer...

Gros fan de YES, RUSH ou encore GENESIS mais également de combos plus râpeux comme MESHUGGAH ou même MEGADETH, Keane mélange ces différentes influences à la sauce guitaristique (où il s’avère plutôt adroit !) et parvient à même y associer des artistes qui ont de belles références : Wilmer Waarbroek (COMPUTER MIND - AYREON) au chant principal, doublé par les talentueux Nathan Pickering (qui prend la main sur le titre éponyme) et Elvya Dulcimer (Arjen Anthony LUCASSEN – LEAVES’ EYES), ainsi que le non moins illustrissime Derek Sherinian (SONS OF APPOLLO) venant faire un petit coucou derrière les claviers, pour les plus notables. Côté récit, "Abject Tomorrow" s’avère un tantinet tourmenté : dans un monde à venir où les humains sont dotés dès leur naissance d’un implant cérébral annihilant toute forme de sentiment, un jeune homme dont la puce dysfonctionne (re)découvre progressivement ce qui fait son humanité… ainsi que la cruauté mécanique du monde qui l’entoure. Bref, du frais, du joyeux et du coloré !

Et il faut bien le reconnaître, l’univers musical conçu par l’ami Graham Keane est en totale adéquation avec cet horizon lourd, sombre et tourmenté qu’il nous révèle comme futur possible. The VICIOUS HEAD SOCIETY se veut un projet unique pour une musique qui ne l’est pas moins : fondant habilement une très grande richesse instrumentale, des hymnes mélodiques accrocheurs (on frôle sur certains passages l’Opéra Metal de type AYREON), des riffs cyclopéens à fêler des vitres, en parfaite synchronisation avec une base rythmique tour à tour massive ou virevoltante, le tout nimbé dans une ambiance prenante, profonde et immersive dans l’univers déglingué de Graham Keane… Cette œuvre musicale bouscule, agresse et ne manque pas de séduire !
Ajoutez à cela des structures résolument complexes où les variations de tempo succèdent aux alternances de thèmes mélodiques, aux breaks en cascade et autres bridges ultra-rythmés durant lesquels les soli guitare/clavier s’entremêlent... Farandoles métalliques interprétées par des musiciens dont les virtuosités tant instrumentales que vocales sont incontestables ; vous obtiendrez une belle marmite bouillonnante aux effluves pimentées et enivrantes. Cette création artistique prend ainsi ses racines dans l’esprit (lucide ?) de Graham Keane puis des mains / voix expertes lui donnent vie… pour nous plonger la tête dans cette mixture épaisse, épicée, absolue.

Marqués par une opposition récurrente entre un chant clair mélodique, aérien et une voix growl acerbe nous retenant par les chevilles, les huit titres qui composent "Abject Tomorrow" forment les différentes facettes de la vision onirique de Keane dont l’ensemble se veut nécessaire au bon déroulement de l’histoire : ils constituent les étapes auditives de la remontée sous-marine du héros vers la crête des vagues et la bouffée d’air de sa nouvelle humanité. Pris dans le courant de ce véritable maelström musical et instrumental, certains tourbillons m’ont entraîné plus loin que d’autres, à l’image du profond et changeant "Abject Tomorrow", titre éponyme aux ambiances variées, au refrain lancinant et qui déroule admirablement sur un fond très accrocheur… ou encore le très travaillé "Gods Of The New Age" aux lignes rythmiques massives et dont la montée mélodique en seconde partie de bridge mène directement au ciel. Dans cette surenchère instrumentale, notre guitare-hero irlandais et les virtuoses qui l’accompagnent se payent même le luxe d’un titre instrumentalo-délirant dont la courte durée (3’56 sur un opus dont la moyenne frôle les 8’30 !) n’a d’égal que les exceptionnels enchaînements et synchronisations dont il est constitué : inimitable !

Mais la libération ultime se mérite ! Et c’est seulement en fin d’album, avec le véritable titre-continent de 18’42 constitué par "Analogue Spectre", pièce monumentale reprenant tout ce que le Metal Prog a fait de mieux depuis sa création, que Keane conduit son héros vers son destin et l’auditeur vers la grâce ! Morceau à la progression majestueuse jalonné par des lignes rythmiques ultra efficaces, des thèmes mélodiques prenants, une voix inspirée ou encore un solo guitare proprement stellaire, cette compo d’anthologie clôture avec une rare technique et une majesté indiscutable l’ascension entamée avec les premières notes de l’album… le voyage est achevé, l’œuvre enfin visible dans son entièreté.
Que dire de plus ? Qu’un sombre guitariste irlandais inconnu du grand public nous livre ici avec "Abject Tomorrow" un ovni musical de près d’1h15 sans prévenir et surtout sans demander leur permission ou même vouloir imiter les mentors du circuit Metal Prog contemporains ? En donnant réalité à ce rêve, en ayant composé, modelé et chef-d’orchestré cette pièce originale/unique, Graham Keane s’érige selon moi au rang d’artiste sous sa connotation la plus noble car la plus pure.

Mais alors, ô lecteur attentif, tu ne manqueras pas de t’interroger et tu auras raison, sur le décalage entre cette chronique dithyrambique et l’absence d’une dernière étoile portant la notation à son maximum pour une pièce de cette envergure… C’est que justement, notre ami, selon mon humble opinion, pèche un tantinet justement par là où il excelle : la complexité ! Car il faut bien le reconnaître, "Abject Tomorrow", de par sa richesse et sa musicalité chargée, n’est pas forcément à mettre entre toutes les oreilles… loin s’en faut. À vouloir trop en jouer on charge peut-être inutilement la barque sur des passages ou un brin de linéarité punchy aurait suffit et offert une pause salvatrice entre deux feux d’artifices instrumentaux… Une évolution possible à méditer pour le prochain album ? Sans doute.

Ayant déjoué les rondes des drones de surveillance, je m’introduis dans la salle de l’Intelligence Mécanique Centrale, chargée de veiller à la bonne connexion ainsi qu’aux mises à jour des puces cérébrales inhibant l’Humanité de ses sentiments. Une fois le virus injecté, je brise consciencieusement l’interface d’administration et oblitère ainsi tout retour en arrière… L’humain devra affronter son destin. Avant de quitter ce lieu sinistre, j’y inscris un magnifique et lumineux 4/5 pour le "Abject Tomorrow" de The VICIOUS HEAD SOCIETY dont les hymnes et l’épaisseur complexe et charnelle m’ont réveillé…. Merci.

- pour un premier contact : "Abject Tomorrow",
- pour une expérience unique : "Analogue Spectre",
- pour continuer à se faire plaisir : le reste de l’album...